Grandeur et décadence du pseudonyme

Le 8 août 2011

La disparition du pseudonyme, pourtant très présent dans la littérature des siècles précédents, est accélérée par les nouvelles technologies.

Cet article, publié sur Internet Actu le 4 juillet, reprend la lecture de la semaine réalisée par Xavier Delaporte dans le cadre de l’émission Place de la Toile sur France Culture. L’émission, que nous vous conseillons, était consacrée à la question “Est-il encore possible/souhaitable d’être anonyme sur Internet?”.


La lecture de la semaine nous vient du magazine en ligne Salon, et elle est de circonstances. Elle s’intitule “Le déclin du pseudonyme” et on la doit à Carmela Ciuraru, qui est critique littéraire et vient de publier une histoire du pseudonyme. L’article, tout en se concentrant sur l’usage du pseudonyme en littérature, offre des perspectives intéressantes pour comprendre les raisons de sa force dans les réseaux.

À son niveau le plus basique, un pseudonyme est une sorte de farce. Pourtant, les mobiles qui poussent les auteurs à en adopter un sont infiniment complexes, parfois mystérieux pour eux-mêmes. Les noms sont chargés, pleins de pièges et de possibles, et peuvent faire obstacle à l’écriture. Virginia Woolf, qui n’a jamais pris de nom de plume, a dit un jour la condition fondamentale de l’auteur, condition qui rend fou :

Ne jamais être soi-même, et pourtant l’être toujours, c’est le problème

Un changement de nom, comme un changement de paysage, peut donner l’occasion d’un nouveau départ.

Le pseudonyme comme seconde identité

Dans une certaine mesure, explique Carmela Ciuraru, toute écriture suppose impersonnalisation – la convocation d’un “Je” d’autorité pour fabriquer le locuteur d’un poème ou les personnages d’un roman. L’audacieux poète Walt Withman arrivait à explorer d’autres voix simplement en tant que lui-même. Il embrassait ses multiples possibles. Mais d’autres écrivains ne sont pas capables d’une telle alchimie, ou ne la désirent pas, sans le recours à un alter ego. Si le “Je” qui s’exprime est une construction, jamais intégralement authentique quel que soit le degré d’autobiographie du texte, le recours au pseudonyme permet d’élever cette notion à un autre niveau, en inventant la construction de la construction. Comme l’a écrit Joyce Carol Oates en 1987 dans le New York Times, “La culture d’un pseudonyme peut être comprise comme une sorte de culture in vivo d’une voix narrative qui sous-tend tout travail sur les mots, en le rendant unique et inimitable.”

La fusion d’un auteur et d’un alter ego est une chose imprévisible, selon Carmela Ciuraru. Cela peut devenir comme un mariage, un partenariat fidèle et robuste, ou se révéler une histoire d’amour courte et enivrante. Néanmoins, l’attirance est évidente et indéniable. Entrer dans un nouveau corps ressortit à l’élan érotique. Historiquement, beaucoup d’auteurs étaient des étrangers, vivaient seuls : habiter un autre être leur offrait une intimité qu’ils n’auraient obtenue autrement. En l’absence d’un compagnonnage dans la vie réelle, l’entité pseudonymique peut servir de confidente, de gardienne des secrets, et de bouclier protecteur.

Dans son livre important The Inner Game of Tennis, publié en 1974, Thimoty Gallwey a appliqué la notion de dédoublement au joueur de tennis, en décrivant comment chaque entité entrave ou favorise la performance. Ce qu’il fournit c’est une sorte de guide pour s’améliorer au tennis, mais sans conseil technique. Il se concentre sur ce qu’il décrit comme les deux arènes de l’engagement : le Moi 1 et le Moi 2. Et Carmela Ciuraru de noter que quand le livre est sorti en 1974, des milliers de gens ont écrit à l’auteur qu’ils avaient appliqué avec succès ses préceptes à bien d’autres choses que le tennis, à l’écriture par exemple.

Voici comment Gallwey, qui avait été diplômé de Harvard en littérature, décrit le Moi 1 : il est celui qui parle, le critique, la voix qui surveille, il fait montre de son obstination et son inventivité à barrer la route. Le Moi 1 vous admoneste, il vous considère comme une erreur incorrigible. Mais le Moi 2, lui ne juge pas, il représente la libération dans sa forme la plus pure, il pousse à l’action, il est capable de toute la gamme des sentiments, il peut se révéler extrêmement prolifique. On voit bien ce que, dans le contexte littéraire, le potentiel libérateur d’un Moi numéro 2 peut apporter. Un pseudonyme peut donner à un écrivain la distance nécessaire pour parler avec honnêteté, mais il peut tout aussi bien lui donner la permission de mentir. Tout est possible. Et l’auteur de donner plusieurs exemples sur lesquels je suis obligé de passer, pour en arriver directement aux derniers paragraphes.

Le pseudonyme disparu de l’air du temps

Au milieu du 19e siècle, explique Carmela Ciuraru, ce curieux phénomène du pseudonymat a atteint son plus haut niveau, et comme depuis le milieu du 16e siècle, il était habituel pour un texte d’être publié sans nom d’auteur. Il est intéressant que le déclin du pseudonyme au 20e siècle coïncide avec la généralisation de la télévision et du cinéma. Les gens ayant eu accès à la vie des autres, il est devenu plus compliqué de préserver une vie privée – et peut-être moins désirable. Dans la culture contemporaine, aucune information paraît trop personnelle pour être partagée (ou appropriée). La téléréalité a accru notre appétence à “connaître” les gens célèbres, et les auteurs eux-mêmes ne sont pas immunisés contre les pressions de la promotion personnelle et la révélation d’eux-mêmes ; nous vivons à une époque où, comme le biographe Nigel Hamilton l’a écrit “l’identité propre d’un individu est devenue le centre de beaucoup de discussions.”

Ce n’est pas complètement nouveau, mais avec l’explosion des technologies numériques, poursuit l’auteure, les choses sont entrées dans une spirale incontrôlable. S’exprime bruyamment le désir qu’ont les fans d’interagir, en ligne et personnellement, avec leurs auteurs préférés, dont on attend en retour qu’ils bloguent, qu’ils signent des autographes, qu’ils posent avec l’air joyeux pour les photographes et les événements promotionnels. En même temps que leurs livres, les auteurs eux-mêmes sont vendus comme des produits. Même si la pratique du pseudonymat reste importante, elle a perdu son allure d’antan, et se cantonne à des genres comme le polar et la littérature érotique. Aujourd’hui, user d’un nom de plume est une entreprise qui relève moins du jeu et de la création que du marketing.

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Billet initialement publié sous le titre “Le déclin du pseudonyme” sur InternetActu

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