La résilience des économies face aux catastrophes naturelles

Le 23 mars 2011

Quelles sont les conséquences d'une catastrophe naturelle sur l'économie d'un pays ? L'exemple très récent du Japon donne l'occasion à Cyril Hedoin de rappeler les théories fondamentales de l'économie.

L’économiste français du XIXe siècle Frédéric Bastiat est essentiellement connu pour sa plume et sa capacité à exposer au grand jour les erreurs de raisonnement économique qui étaient communes à son époque… et qui le sont toujours aujourd’hui. Ce qui est connu sous le nom du sophisme de la vitre cassée est une des analyses les plus célèbres de Bastiat.

L’économiste français y réfute l’idée que la destruction de biens dans une économie est automatiquement bénéfique pour cette économie, puisque générant de l’activité pour remplacer les biens détruits. L’argument repose simplement sur l’idée de coût d’opportunité : une vitre cassée doit être remplacée, ce qui génère effectivement de l’activité et un revenu pour l’agent qui remplace la vitre. Mais les ressources dépensées pour remplacer la vitre (le coût de production pour le producteur ainsi que le prix payé par le demandeur) auraient pu être utilisées à d’autres fins plus bénéfiques pour l’économie.

L’occurrence de catastrophes naturelles comme le tremblement de terre au Japon est évidemment propice à des arguments reposant sur le sophisme de la vitre brisée. Après tout, l’économie japonaise qui est en crise depuis plus de 20 ans ne va-t-elle pas pouvoir se relancer par le biais de grands travaux de reconstruction ? J’avoue ne pas avoir entendu ces derniers jours cet argument fallacieux autant que je ne l’aurais pensé, si ce n’est chez Jean-Marc Sylvestre (mais est-ce vraiment surprenant ?). Cet article de James Surowiecki [en] montre cependant que l’impact des catastrophes naturelles sur l’économie est intéressant pour d’autres raisons que le sophisme de la vitre brisée. Surowiecki développe deux point différents mais complémentaires.

Premier point, même s’il est évident que l’économie japonaise va souffrir des répercussions du tremblement de terre, il est peu probable que l’activité économique soit affectée sur le long terme. Cela met en avant un aspect fondamental des économies de marché qui fonctionnent bien : leur résilience, c’est-à-dire leur capacité à s’adapter et à se réorganiser face à des chocs exogènes.

Les économies de marché sont ce que l’on appelle des « systèmes complexes adaptatifs » : précisément parce que le calcul d’ajustement n’est à la charge de personne en particulier mais de tout le monde en général, les économies de marché reposent sur des mécanismes d’adaptation décentralisés où chaque « module » (agent) se coordonne avec les autres par le biais de signaux synthétiques tels que le prix. Cette résilience est directement la conséquence d’une propriété de l’institution du marché soulignée par Hayek dès 1945 dans ce qui restera l’un des articles les plus importants de l’histoire de la discipline : le marché coordonne les actions en incitant tous les agents à révéler leur information privée concernant leurs préférences, leurs coûts de production, leurs anticipations etc. Ce faisant, le « marché » peut faire usage d’une information qui ne serait jamais à la disposition du planificateur.

Les pays en développement extrêmement vulnérables aux chocs exogènes

Tout ceci est très idéalisé mais n’est pas que théorique. Bien entendu, pour bien fonctionner, une économie de marché a besoin d’autres choses que de la seule institution du marché. Mais l’analyse des taux de croissance sur longue période des différents pays dans le monde fait ressortir un fait stylisé intéressant : ce qui caractérise les pays développés, ce n’est pas des taux de croissance particulièrement élevés. Même les pays très pauvres connaissent des taux de croissance très élevés (5 à 10%) certaines années.

La différence fondamentale est que les pays en développement sont extrêmement vulnérables aux chocs exogènes, ce qui se traduit par le fait que les années de croissance positive sont en moyenne neutralisées par des années de croissance négative. Dans leur ouvrage Violence and Social Order, North, Wallis et Weingast ont compilé quelques statistiques à ce sujet et les résultats sont éloquents. Entre 1950 et 2004, les pays avec un revenu moyen par habitant supérieur à 20.000$ (et sans pétrole) ont eu un taux de croissance positif dans 84% des cas. Ce taux baisse avec le revenu par habitant, pour tomber à 53% pour les pays les plus pauvres.

Bref, tous les pays ne sont pas égaux devant les catastrophes naturelles : là où Haïti va probablement mettre plus d’une décennie pour récupérer sur un plan économique du séisme de l’an passé, il est fort possible que le Japon, grâce à son économie de marché et à ses autres institutions, se rétablisse très rapidement.

Sortir du sentier pour accomplir un bond technologique et institutionnel

Le second point souligné par l’article de Surowiecki est plus surprenant mais est finalement tout à fait conforme à la représentation de l’économie comme un système complexe avec équilibres multiples : un choc exogène, par les destructions qu’il occasionne, peut permettre à une économie de sortir du sentier technologique et institutionnel dans lequel elle était enfermée et qui pouvait tout à fait être sous-optimal.

L’idée est simple et, d’après l’article de Surowiecki, semble être corroborée empiriquement : la dépendance au sentier1 [en] résulte du fait que les coûts consécutifs à un changement technologique ou institutionnel sont trop élevés par rapport aux bénéfices qu’ils apportent. La dépendance au sentier est souvent le résultat d’un problème de coordination : tout le monde serait mieux si on utilisait la technologie X, mais tant que les utilisateurs de la technologie Y dépassent une certaine masse critique, personne n’a intérêt à changer de technologie.

Cela est caractéristique de tout système complexe avec deux attracteurs stables ou plus : pour converger vers le second attracteur il faut sortir du bassin d’attraction du premier, ce qui souvent va requérir une action collective sous forme de coordination planifiée, et donc difficile à mettre en œuvre. Un choc exog

ène peut faciliter la transition : le capital détruit par la catastrophe naturelle doit de toute façon être remplacé, générant ainsi des coûts inévitables. Cela rend de fait le changement technologique (ou institutionnel) plus intéressant : si le coût individuel pour passer de la technologie Y à la technologie X était de c avec un bénéfice b et que c > b, alors le changement n’était pas intéressant.

Mais, si en raison de la catastrophe, le remplacement du capital correspondant à la technologie Y est c’, alors on voit que le changement de technologie devient intéressant dès lors que c – c’ < b (c’est à dire que le bénéfice lié au changement de technologie excède le coût de changement technologique moins le coût de remplacement du capital qui doit de toute façon être remplacé). Cela est encore plus vrai si la rentabilité d’une technologie dépend du nombre d’utilisateurs (parce qu’il y a des rendements croissants par exemple).

En conclusion, même s’il est faux de dire qu’une catastrophe naturelle « relance » une économie, toutes les économies ne sont pas aussi vulnérables face à des chocs exogènes et, dans certains cas, une catastrophe peut permettre le basculement d’un équilibre sous-optimal à un équilibre pareto-supérieur. Ce dernier point reste toutefois à mon avis à relativiser et est de toute façon difficilement maitrisable par les pouvoirs publics (je dis juste ça au cas où certains verraient dans les catastrophes naturelles un nouveau moyen de faire de la politique économique structurelle…).

Article initialement publié sur le blog Rationalité limitée

>> Illustrations flickr CC Douglas Sprott ; dugspr ; US Marines

  1. La théorie de la dépendance au sentier est une théorie qui décrit les mécanismes de résistance au changement par la structure des couts liés aux changement de technologies ou d’organisation. Le “sentier” décrit le choix institutionnel qui a été préalablement fait et dont il est difficile de sortir. []

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