L’envers du dubstep, quand la musique raconte la ville

Le 21 mars 2011

Non seulement le dubstep s'inspire de la ville, mais son écoute aussi modifie notre perception de l'environnement urbain.

Urban After All S01E09

Peut-on comprendre l’espace urbain d’aujourd’hui en s’intéressant aux formes musicales qui émergent en son sein ? C’est une question qui intéresse depuis un certain temps les sociologues et autres chercheurs en cultural studies. Des travaux ont ainsi abordé l’importance du jazz dans les années 60, du hip-hop dans les années 70-80 et de la musique électronique dans les années 90.

Il est cependant intéressant d’observer des formes plus récentes et de décrypter ce qu’elles révèlent sur l’urbanité en ce début du 21e siècle. Parmi les formes actuelles, c’est le dubstep qui m’intéresse en particulier car il témoigne d’un double rapport à l’espace urbain. Il est d’une part un pur produit de son environnement de naissance (la ville occidentale postmoderne) mais il vient aussi altérer nos perceptions pour former une urbanité originale.

Dubstep, WTF !?

Dubstep : Croisement assez naturel du 2-step [en] avec divers éléments de breakbeat ou de drum’n bass avec un traitement du son dub. Né dans le sud de Londres, les morceaux sont en général très syncopés avec des beats espacés donnant une ambiance nerveuse. Le rythme est d’ailleurs bien souvent plus donné par les basses que par les beats. L’atmosphère qui s’en dégage apparaît à la fois sombre (sons crades, étouffés) et futuriste (samples furtifs, utilisation massive du delay et de l’écho).

Des restes hérités de style musicaux antérieurs viennent parfois sortir l’auditeur de cette atmosphère. Ce peut être le phrasé saccadé et inquiétant d’un MC ou l’utilisation de certains échantillons de voix reggae, seule présence chaleureuse et quasi nostalgique dans ce mélange sombre. Au final, le mariage entre ces caractéristiques donne un effet étrange et fascinant de torpeur mélangé à une certaine nervosité.

The Bug ft. Killa P & Flow Dan-Skeng by orele

Un style musical influencé par sa nature urbaine

Quand on se pose la question du caractère urbain d’un genre musical, on pense directement à la manière dont les conditions dans lesquelles cette musique est produite peut structurer son esthétique. C’est évident pour beaucoup de genres tant par le choix des instruments que par le thème des paroles. Dans le dubstep en particulier, cela se ressent par les choix de rythmes, de samples ou d’effets qui émergent de la réalité dans laquelle les DJ et producteurs de dubstep ont grandi.

Et lorsqu’il y a des paroles, celles-ci abordent soit des enjeux urbains actuels (et notamment la violence ou l’ennui) soit le futur de la ville. De l’environnement urbain et suburbain du sud et l’est de Londres dans lequel ce courant a évolué, un cadre de référence s’est ainsi construit. Celui-ci se mélange avec une dose de science-fiction pour proposer un imaginaire très spécifique. Il apparait abondamment dans les visuels utilisés mais surtout dans la musique elle-même comme le montre le documentaire Bassweight [en]. Tant les lieux présentés dans ce doc que les ambiances nocturnes avec des timelapse de lumière.

Couverture de l'album Memories of the future par Kode9 & Spaceape.

D’où le caractère froid, sombre et rude de ce style musical. Des sons spectraux ponctuels renvoient à des alertes ou des sirènes. Les fortes basses rappellent des travaux de construction ou le passage de flux de transports. Dans un interview sur ses souvenirs sonores, le producteur Kode9 soulignait un souvenir qui l’a influencé dans sa musique :

I don’t have strong memories of childhood, but I do remember a recurrent nightmare when I was a child in which I’d be standing in front of an articulated truck that was speeding past me. It was centimetres in front of my face and making an ultra-loud roaring sound that would make me wake up shouting and screaming…

Le rythme décousu donne également l’impression qu’un événement imprévu pourrait potentiellement se produire. Du fait du rythme un peu saccadé et incomplet avec des beats rappelant le son d’une balle de ping pong cabossée, on a souvent l’impression que quelque chose va arriver. C’est d’ailleurs ce qui est le plus frappant : l’évolution des morceaux se construit finalement sur une sorte de serendipité1 qui est le propre des grandes agglomérations. L’attente du prochain beat/sample/nappe/flux spectral correspond à une découverte inattendue et non planifiée.

On pourrait aussi la qualifier de musique sombre et de retrait. Tant par l’écoute au casque lors de balades urbaines ou de sessions graffiti que par les soirées dans des lieux à la marge du clubbing plus festif. Dans les deux cas, il s’agit d’une sorte de bulle dans laquelle on se retire… mais celle-ci peut permettre une autre perception du monde urbain qui nous entoure.

Pochette du disque Watch the Ride de Skream.

Un genre musical qui intervient sur nos perceptions de la ville

En effet, ce genre musical a plus qu’une esthétique forgée et inspirée par son origine urbaine. Le dubstep ne fait pas que refléter un environnement sombre et post-industriel. Tout simplement car sa diffusion ou son écoute au casque vient changer notre perception de la ville ou sa banlieue. Comme le dit le sociologue et producteur anglais Steve Goodman/Kode09 [en], le dubstep transforme l’urbain autant qu’il le reflète. Il explique notamment que c’est une musique basée sur les “propriétés acoustiques passives” de la ville. Le bruit généré par ce qui la constitue fait partie intégrante de la musique.

Autrement dit, les activités qui se déroulent dans les rues, dans les couloirs du métro ou le long des voies ferrées donnent plusieurs points d’ancrage sur lequel les morceaux viennent s’ajouter ou s’hybrider. C’est ainsi que la superposition entre la musique et le ronflement de moteurs ou le passage de voitures alentours rajoute des éléments percussifs ou des nappes furtives qui modifient notre perception générale. Cette particularité n’est pas propre à ce genre musical, il est directement hérité de formes antérieures comme le dub ou l’ambient. Mais le dubstep fait ressortir plus que les autres son articulation avec les sons des rues. Au moins autant que l’ambient pouvait être qualifié de “Music for airport” (Brian Eno).

Écouter du dubstep au casque en se baladant dans la ville, c’est appréhender l’environnement spatial différemment. La musique devient une sorte de prisme par lequel appréhender l’activité de la ville, son fourmillement et son potentiel. Il faut pratiquer l’exercice et le vivre avec sa boite à musique dans la poche et le casque sur les oreilles. Le passage d’un train de banlieue devient une nappe sonore, les cris dans la rue renvoient à des samples éventuels et les vibrations du sol générées par les poids lourds viennent se mélanger aux infrabasses…

À votre tour d’aller explorer la ville avec par exemple la playlist suivante :
Skream : Dutch Flowers
Deadmau5 & Rob Swire : Ghosts ‘n’ Stuff
Cotti Feat. Kingpin : Let Go Mi Shirt
Smith and Mighty : B-Line Fi Blow
Kode9 & the Spaceape : Backward
The Bug (featuring Killa P & Flowdan) : Skeng
Digital Mystikz : Anti-War Dub
She Is Danger : Hurt You
DJ Fresh : Gold Dust (Flux Pavilion Remix)


Image CC Flickr Paternité pellesten

Chaque lundi, Philippe Gargov (pop-up urbain) et Nicolas Nova (liftlab) vous embarquent dans le monde étrange des “urbanités” façonnant notre quotidien. Une chronique décalée et volontiers engagée, parce qu’on est humain avant tout, et urbain après tout ;-) Retrouvez-nous aussi sur Facebook et Twitter (Nicolas / Philippe) !

  1. La “serendipity” est un mot inventé en 1754 par Horatio Walpole pour qualifier la faculté qu’ont certains de trouver la bonne information par hasard sans la chercher. []

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