[ITW] Industrie musicale : un goût pour l’auto-destruction ? (3/3)

Le 24 septembre 2010

Kyle Bylin a rencontré Steve Knopper, journaliste à Rolling Stone et auteur d'un ouvrage sans concessions sur l'industrie du disque. Une vision précieuse dont voici la troisième partie.

Kyle Bylin, blogueur américain, a rencontré Steve Knopper, contributeur du magazine Rolling Stone et auteur de “Appetite for self-destruction : The spectacular crash of the record industry in the digital age”. (Le goût de l’auto-destruction : comment l’industrie de la musique a explosé en plein vol à l’heure du numérique). Voici la troisème et dernière partie de cet entretien. Les deux premières parties de cette interview est disponible ici et .

Kyle Bylin : dans un élan désespéré pour préserver les normes culturelles et sociales en vigueur ou d’éventuels dégâts à l’encontre de l’institution sociale actuelle, l’industrie du disque traditionelle est entrée en guerre contre une multitude d’ennemis, du phonographe à l’autopiano en passant par la copie privée, pleurnichant que ces nouvelles technologies allaient tuer la musique pour de bon.

L’industrie du disque ne serait-elle pas moins mal en point si elle avait laissé tous les soi-disant révolutionnaires expérimenter ce qu’ils voulaient avec les nouvelles technologies, sans se soucier des normes sociales ou culturelles en place ou des dégâts potentiels pour les institutions sociales actuelles? Ne se porterait-elle pas encore plus mal sans ces évolutions ?

Steve Knopper : Je crois bien que les jeux sont faits. L’industrie a loupé sa chance lorsqu’elle a échoué à signer un accord avec le Napster des débuts, en 1999-2000. Je pense vraiment qu’un tel accord aurait retenu les dizaines de millions de fans de Napster, et aurait transformé une bonne partie d’entre eux en acheteurs, ce qui aurait éliminé une part non négligeable de la demande envers sites de partage de fichiers post-Napster, de Kazaa à BitTorrent en passant par The Pirate Bay. Ceci dit, je pense que les majors devraient davantage avoir envie d’innover. Ok, en Europe elles ont ouvert leurs catalogues à Spotify, mais aux Etat-Unis, elles ont conclu qu’il n’y avait pas de revenus à espérer, et donc on ignore quand le service sera lancé. Pour moi, les labels devraient

inverser la tendance au plus vite, en essayant Spotify et tout un tas d’autres choses, signer des artistes comme Radiohead, NIN, Palmer, The Pixies etc., travailler avec Topspin et d’autres boites, faire signer aux artistes des contrats plus souples voire leur donner un rôle exécutif en leur sein afin de secouer l’ordre établi et de créer de la valeur différemment.

Warner s’y est essayé (voir “Fortune’s Fool” de Fred Goodman), mais si vous regardez leurs initiatives dans le détail, des contrats 360° aux sonneries de téléphone, ils sont restés très traditionnels et ancrés dans le contexte du business d’antan. Le scénario le plus probable est que le business du live va continuer à prospérer (malgré les problèmes de cet été) et que les labels vont fusionner avec des boites de merch, des tourneurs et/ou des agences de management pour accroître le modèle de deals 360° au sein de l’industrie. Et puis, sans doute, le nouveau boss sera le même qu’avant.

KB: On entend souvent l’argument selon lequel ces révolutionnaires seraient de toutes façons incapables de créer davantage de changement que l’industrie du disque ne peut l’imaginer. De même, ils seront “incapables prédire correctement l’impact des ramifications éventuelles car il ont une inclination à surestimer la valeur du nouveau système et parce qu’ils leur manque la capacité à trouver d’autres usages pour les outils mis en oeuvre.

Quelles sont les nouvelles technologies qui pourraient potentiellement mettre à mal l’industrie du disque encore plus qu’elle ne pourrait le supporter ?

SK : Pour moi, ces nouvelles technologies existent déjà : le mp3, le partage de fichiers, Napster, YouTube, etc. Tout le reste passe pour une secousse secondaire. Mais ce qui est sûr c’est que les réseaux sociaux ont le potentiel de modifier le modèle, tout comme la position dominante de Google sur le marché des médias, et les voies émergentes pour gagner de l’argent par la publicité sur internet, la vidéo etc. Tous ces élements réunis semblent mûrs pour être expérimentés et pour que l’on prenne des riques.

KB : Les artistes, qu’ils appartiennent à l’ancienne ou à la nouvelle génération, partagent eux aussi cette dichotomie vis-à-vis les nouvelles technologies et leur volonté de les intégrer à leur carrière.

Pourquoi les artistes doivent-ils absolument traverser le même chaos induit par les nouvelles technologies et le laisser modifier leur rôle de créteurs de biens culturels plutôt que de se raccrocher à des notions dépassées du concept d’”artiste”?

SK : Je ne suis pas sûr que cela soit le rôle de l’artiste. Un artiste doit faire de la musique. S’il peut en plus créer un nouveau model pour vivre de sa musique, tant mieux pour lui. J’admire Radiohead, Amanda Palmer, Josh Freese, Nine Inch Nails etc, mais je n’en respecte pas moins la musique de M.I.A., Taylor Swift ou Eminem parce qu’ils ont décidé de la jouer à l’ancienne. Malgré la révolution qu’a été internet depuis 10 ans, la triste vérité est que signer avec une major et utiliser ses contacts pour percer à la radio et faire un tube est toujours la meilleure façon de passer du statut de parfait inconnu à celui de superstar de la musique. Cela va changer, et les artistes s’y feront, mais je ne pense pas qu’il soit obligatoire qu’un artiste soit la tête de proue de ce changement.

Dans le contexte de l’industrie du disque, le boulot d’un artiste, c’est de faire de la bonne musique. Si en plus c’est un visionnaire comme NIN ou Radiohead en matière de technologie ou de marketing en ligne, c’est du bonus. Mais ce n’est pas obligatoire.

Moi ça me va si Eminem continue à s’accrocher à son contrat chez Universal jusqu’à sa mort ou celle de l’industrie toute entière.Love The Way you Lie est une chanson géniale, et en soi, California Gurls (le tube estival de Katy Perry, ndt) aussi. Bien sûr, les Beatles et d’autres ont mis le concept d’album en avant dans les années 60, ce qui a participé à faire changer le business, passant de la vente de singles à la vente d’albums, un changement révolutionnaire autant que profitable à l’époque. Mais un grand nombre d’artiste de l’époque a continué à faire de très bons singles (cf. la Motown, Stax etc) et je suis ravi qu’ils aient fait ça plutot que de se transformer en ingénieurs ou en “artistes à albums” (ceci dit : youpi pour le What’s Going On de Marvin Gaye!)

KB : Richard Florida formule la réflexion suivante dans son ouvrage The Great Reset : “Pour chaque institution qui a échoué, pour chaque business model qui a survécu à son inutilité, d’autres, plus neufs et meilleurs se sont engouffrés dans la faille. Les périodes de crises passées ontdonné lieu à de nouvelles ères de grande ingéniosité et d’inventivité.” Il avance l’arguement selon lequel les crises (comme celle que traverse l’industrie du disque) “ont existé à des moments où de nouvelles technologies et de nouveaux business models ont été forgés, et elles s’inscrivent également dans des époques où sont nés de nouveaux modèles économiques et sociaux ainsi que de nouveaux modes de vie et manières de travailler”.

De quelle manière ces nouveaux modes de vie et nouvelles manières de travailler vont-ils permettre de créer de la valeur en sortie de crise, à la fois concernant les artistes et l’industrie ainsi que les nouveaux modèles organisationnels pour cette dernière ?

SK : Je crois que l’industrie du disque se remet à croître par un moyen plutôt ancien : les tournées. C’est ce que montrent les exemples les plus révolutionnaires en matière de distribution musicale : Radiohead, NIN, Amanda Palmer etc… (Pardonnez-moi de faire à chaque fois référence aux mêmes exemples, mais je suis fatigué!). Ou du moins en trouvant un moyen d’agréger les revenus générés par les tournées, le merchandising et autres, avec la musique enregistrée et les téléchargements. Des outils comme Spotify, Rhapsody ou le service de cloud qu’Apple serait en train de développer en ce moment finiront bien par arriver au secours du model de la musique enregistrée, mais quand cela arrivera et si cela arrive, ce sera du bonus.

Pour l’heure il faut que les artistes se muent en bêtes de scène.

A mon avis, les problèmes qu’on a connu cet été sont une secousse passagère pour l’industrie du disque, et il n’existe pas de réel bouleversement technologique dans ce secteur, StubHub mis à part pour ce qui est du marché de la revente, ce qui fait référence à une source de revenu additionnelle plutôt qu’à une baisse des revenus primaires. La musique live restera donc une vache à lait, du moins pour un grand nombre d’artistes, à eux de trouver comment utiliser cela à leur avantage économique.

KB : Dans son livre, Florida dit que les “Great Resets” (qu’on pourrait traduire par “les grandes remises à zéro”) sont “des transformations larges et fondamentales de l’ordre social et économique et qu’ils concernent bien plus que des événements purement économiques et financiers. Un vrai “reset” ne fait pas que transformer note manière d’innover et de produire mais introduit un nouvel environnement économique.”. Il affirme également qu’un autre point capital est “leur manière d’amener des changements de consommation qui nourissent les industries en plein essor.

Il est clair que le “Great Reset” dont parle Richard Florida se situe dans un contexte différent de celui qui nous intéresse, mais peut-on dire que l’industrie du disque traverse sa propre “remise à zéro” ?

SK : Je ferai à nouveau référence à l grande revise à zéro de l’industrie du disque en 1999 ou 2000. Aujourd’hui, il s’agit plus de ramasser les morceaux et de trouver comment sauver ce qu’il reste. Il en va de même dans le secteur de la presse.

Article initialement publié sur Hypebot.com

Crédits photos FlickR CC : patrick h lauke ; wlodi ; hoong wei long

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