Philippe Jannet (LeMonde.fr): “Une plus grande transparence serait la bienvenue”

Le 19 août 2010

Suite à l'enquête initiée sur OWNI et la mise en ligne des 500 documents concernant les subventions à la presse, Philippe Jannet (LeMonde.fr) a souhaité revenir plus longuement sur le sujet.

Le 9 août dernier, nous avons publié un premier article sur les détails du fonds de modernisation. Nous y abordions l’attribution au Monde interactif, qui détient Lemonde.fr, d’une subvention alors même que son PDG Philippe Jannet avait déclaré ne pas en avoir reçu depuis 2002. Ce dernier avait répondu à nos interrogations une première fois

“Surpris de la transcription de [s]es propos dans [n]otre article”, Philippe Jannet nous a ensuite expliqué dans un long mail qu’il n’avait “sans doute pas été assez complet dans [s]es réponses.” Il faut dire qu’il était en vacances lors de notre premier échange.

Il est entre autres revenu sur le fonctionnement du fonds de modernisation, que nous aurions mal compris, favorisant une mauvaise perception par les lecteurs. “Les aides attribuées par le fond de modernisation de la presse ne sont pas « versées » directement aux journaux comme vous semblez le penser. Elles sont déclarées « attribuables » sur la base de projets détaillés présentés par lesdits journaux, par une commission composée d’experts issus de la presse et du ministère de la Culture. La crainte des médias sur cette fameuse transparence vient sans doute de la crainte de l’incompréhension du grand public. Je pense que cette transparence est nécessaire si elle s’accompagne de pédagogie et je pense que l’excellent travail entamé par votre équipe ne peut d’ailleurs échapper à cette pédagogie.

“Si je vous ai dit ne pas avoir « vues » les sommes annoncées dans nos comptes, c’est qu’elles ne sont versées par le FDM qu’après que les projets aient été réalisés et exclusivement sur la base de factures détaillées dont seulement 40% sont remboursés. Or, l’enveloppe attribuée en 2004 n’a toujours pas totalement été dépensée, celle de 2008 non plus, la numérisation de nos archives de 1994 à 1987 n’ayant par exemple pas encore été menée à son terme. D’où le fait que je vous ai dit « ne pas avoir vu 1,5 million d’euros dans mes comptes »…”

Précisons que les journalistes d’OWNI qui ont traité ce dossier ne se sont pas lancés à l’aveuglette. Et in fine, que les aides soient versés après réalisation des projets n’empêche pas de poser des questions sur le montant et la pertinence des aides.

En substance, Philippe Jannet semble indiquer que la rigueur n’a pas toujours été la qualité première du mécanisme d’aide : “Pour choquant qu’il a pu être, il est aujourd’hui plutôt en voie de « professionnalisation ». (je peux témoigner de l’excellent travail des équipes du Ministère de la Culture dans le cadre du SPEL, traquant les devis surévalués avec beaucoup de talent).”

Il poursuit ensuite sur les aides demandées au fonds SPEL, créé à l’automne 2009 suite aux États généraux de la presse écrite. Celui-ci est dédié aux entreprises de presse en ligne, pure players compris, ce qui est nouveau, en remplacement du SEL. “Pour être complet, nous avons bien déposé deux demandes complémentaires auprès du fonds SPEL (une pour Lemonde.fr et l’autre pour Lepost.fr) mais n’avons aujourd’hui aucune réponse sur ces demandes. Nous avons également été retenus pour un projet de serious game par les équipes de Nathalie Kosciusko-Morizet, en coopération notamment avec l’ESJ Lille, mais n’avons pas encore reçu quelque montant que ce soit.”

Philippe Jannet fait aussi un point général sur son entreprise de presse, sous-entendant que ses aides sont dans son cas utiles et n’ont rien d’abusif : “Pour rappel, le Monde interactif est rentable, paie des impôts chaque année sur ses bénéfices, participant ainsi quelque part au remboursement direct des aides lui étant attribuées. Par ailleurs, le Monde Interactif a créé directement plus de 60 emplois et indirectement (via commande de prestation) plus d’une vingtaine de postes.”

Il tacle au passage les pures players. En toute confraternité en partie puisqu’il met dans le même sac Rue89 et Google, dont les métiers sont bien différents : “Si vous voulez compléter vraiment votre enquête, je pense que vous devriez également vous pencher sur les aides directement reçues par les « pure players » soit auprès d’Oséo, de l’ANVAR, du FIS, du Ministère de la recherche ou auprès des équipes de Nathalie Kosciusko-Morizet… Soit via les montages fiscaux malins de nos amis de Google (en Irlande), d’Ebay, d’Apple, d’Amazon (au Luxembourg), ou encore de SFR, Bouygues et Orange (TVA tripleplay très innovante)… ”

Il finit sur un plaidoyer pour les aides à la presse, garantes selon lui d’une pluralité d’opinions. “Sans elles, nous n’aurions collectivement à lire, à écouter et à regarder que des journaux, à des radios ou des chaînes de télévision détenus par des grands groupes industriels. Je me suis battu, en tant que président du Geste, contre mes confrères du papier, pour que les aides à la presse soient ouvertes aux sites web pure players, parce que je crois à cette nécessité de préserver la liberté d’opinion et que l’omniprésence de certains groupes m’inquiète.

“Même si parfois ces aides sont en effet curieusement attribuées, je pense qu’elles ne sont pas un objet de scandale.”

Je persiste à penser qu’une plus grande transparence serait la bienvenue, dès lors qu’elle est comprise par les analystes de ce marché et aisément comparable avec les autres modes de financement de l’ensemble des acteurs dudit marché.”

En complément, Philippe Jannet a accepté de répondre à nos questions, une interview réalisée par mail aujourd’hui.

Le Fond de modernisation ne concerne que la presse d’information générale, cela n’induit-il pas un biais concurrentiel vis-à-vis des autres publications ? Est-ce que les autres types de subventions suffisent à rééquilibrer cela ?

Les aides à la presse sont destinées à garantir le pluralisme d’opinion et donc, par définition, réservées à aider avant tout les journaux d’opinion. Elles ont été créées après la Seconde Guerre mondiale pour éviter un malthusianisme exclusivement basé sur l’argent qui avait amené avant 1939 à la confiscation quasi-totale des grands quotidiens par les patrons des principales industries françaises. Il n’y a donc pas là de biais concurrentiel puisque tous les journaux d’opinion y ont accès.

Le reste de la presse, y compris de la presse professionnelle, bénéficie  d’autres modes d’aides, moins importants certes, mais tous les acteurs profitent aussi de dispositifs tels que le taux de TVA réduit (2,10%), des tarifs postaux réduits, le dispositif Bichet pour la vente en kiosque, etc., dispositifs initialement prévus exclusivement dans ce souci de garantie d’une pluralité d’opinions.

Pourquoi la plupart des médias (à l’exception notable du Monde.fr) ont privilégié des investissements vers des postes traditionnels (maquettes, imprimeries… etc.), au détriment par exemple d’Internet (alors que le fonds a pourtant vocation à “moderniser”) ?

Je pense que beaucoup d’acteurs avaient besoin d’aide pour la modernisation de leurs outils de production industriels en particulier leurs imprimeries, dont les salariés bénéficient d’un statut très spécifique, lui aussi lié à l’après-Guerre, avec des coûts très élevés. D’autres ont également utilisé ces fonds pour acquérir des outils de CMS mixtes papier-web, pour la numérisation de leurs archives, etc.

Pensez-vous que les subventions aux médias déjà bien installés ont réellement favorisé le pluralisme de la presse, par exemple lorsque l’on connaît la collusion (annonces légales, actionnariat, publicité, relations d’intérêts économiques…) de certains titres avec les pouvoirs (que ce soit en PQN ou PQR) ? Les subventions pour des médias déjà installés n’ont-elles pas empêché le développement de nouveaux médias ?

Je ne crois pas qu’on puisse raisonner ainsi. Ces aides ont permis à des journaux tels que L’Humanité, La Croix, Libération ou Le Monde…, de garder une ligne éditoriale propre, sans être condamnés à disparaître ou de se renier. Le fonds SPEL, créé l’an passé, spécifiquement pour le développement de sites d’information sur Internet, doté de 60 millions d’euros sur trois ans, est venu s’ajouter aux dispositifs existants et va permettre aux sites « pure players » de se développer.

Vous parlez de “professionnalisation” des mécanismes d’attribution des aides, est-ce à dire qu’ils ne l’étaient pas auparavant ? C’est en tout cas ce que semble suggérer la convention cadre de la commission de contrôle du fonds de modernisation. Avez-vous eu à un moment donné le sentiment d’une forme de laxisme ? En quoi concrètement pensez-vous que cette professionnalisation a eu lieu ?

Je ne pense pas qu’il y ait eu laxisme, mais il a fallu du temps aux commissions diverses pour acquérir une connaissance approfondie des dossiers et nous héritons aujourd’hui de cette expérience. Les fonds auxquels j’ai pu participer, au titre d’expert, m’ont semblé particulièrement vigilants sur celle-ci. Au fonds SPEL par exemple, les représentants de la DGMIC, issus du Ministère de la Culture, sont d’une extrême attention et n’hésitent pas à revoir à la baisse bon nombre de devis, accompagnés en ce sens pas les représentants de la profession. Leur exigence et leur indépendance sont une garantie totale de la neutralité des aides apportées.

Au-delà des subventions que nous abordons dans notre article, quels sont selon vous les véritables obstacles (aide au portage, dépendance aux commandes de l’État…) à l’indépendance de la presse ?

L’aide au portage n’est pas un obstacle à l’indépendance de la presse, au contraire. La presse paie aujourd’hui sa sous-capitalisation et ne peut investir qu’en allant quêter de l’argent auprès de l’État ou auprès d’actionnaires généreux.

Cette sous-capitalisation est la résultante d’une longue histoire et la multiplication des crises récentes a encore fragilisé la presse. Mais je pense que vous faites fausse route en imaginant qu’un journal sera éditorialement redevable à l’État parce qu’il a reçu des aides. Libération ou L’Humanité prouvent chaque jour leur indépendance alors qu’ils sont les quotidiens les plus aidés proportionnellement. C’est faire injure à la déontologie des journalistes que d’imaginer ce type d’allégeance. On a d’ailleurs bien vu que lorsque le Président de la République a jugé utile de menacer la direction du Monde de supprimer les aides de l’Etat à la modernisation de l’imprimerie du quotidien, il n’a obtenu que le rejet des candidats qu’il soutenait dans le cadre de la recapitalisation de notre quotidien.

Vous dites que les aides sont “un mécanisme nécessaire à la survie d’une partie de la presse, celle dite d’opinion”. La France subventionne plus sa presse que la plupart des autres pays européens. Est-ce à dire que la pluralité de la presse y est moins assurée ?

Les dispositifs français sont spécifiquement liés à l’histoire. Ainsi, les coûts d’impression et de distribution sont très élevés en France, du fait du statut particulier des salariés de ces secteurs. L’État compense quelque part ces surcoûts. Mais ne vous méprenez pas, les autres pays aident leur presse aussi. Le taux de TVA de la presse anglaise est à zéro et même les États-Unis s’interrogent aujourd’hui sur des modèles d’aide spécifiques.

Concernant LeMonde.fr, en quoi ces aides ont-elles permis concrètement de vous développer ?

Il suffit de regarder les courbes d’audience, elles parlent d’elles même… Ces aides nous ont permis d’innover, de tester de nouveaux formats, de nouvelles technologies, d’embaucher de jeunes journalistes, des techniciens, etc., à un moment où le journal Le Monde traversait une crise terrible. Sans ces aides, lemonde.fr n’aurait pas eu les moyens de se développer aussi fortement. Lemonde.fr, en étant rentable et en payant des impôts depuis 2005, a d’ailleurs ainsi remboursé l’essentiel des aides qu’il a pu recevoir…

Je comprends bien vos doutes sur ces aides, mais elles viennent quelque part compenser les avantages fiscaux et sociaux dont bénéficient aujourd’hui les grands acteurs de l’internet mondial, qui sont aussi nos concurrents sur le marché de la publicité, grâce notamment à l’ implantation de sièges dans les paradis fiscaux européens. Google déclare 40 millions d’euros de CA en France et moins d’un million de bénéfice, somme sur laquelle il sera taxé, alors que le CA généré par les annonceurs français frôle le milliard d’euros, facturés directement en Irlande. Dès lors, puis je considérer que les impôts que Google n’a pas payé en France est une forme d’aide de l’État ?

Pourquoi un tel silence de vos confrères sur ce sujet ?

Les réactions à vos premières publications expliquent et peuvent justifier ce silence. Sans explication, sans pédagogie, les aides à la presse ne peuvent être prises que comme des subsides injustifiés. Alors que les éditeurs investissent eux-mêmes 50 à 60% des sommes allouées, avancent l’ensemble des sommes, voire ne dépensent pas tout ce qui leur est alloué, ne peuvent investir que sur des domaines très encadrés, ces aides éveillent le soupçon… Si, comme les autres acteurs de l’Internet, voir comme bon nombre d’entreprises,  nous allions chercher des aides auprès de l’ANVAR, du Ministère de la Recherche ou de Nathalie Kosiuscko-Morizet, nous n’aurions pas à nous justifier ainsi…

Propos recueillis par Martin Untersinger, Sabine Blanc et Martin Clavey.

Dans le cadre de notre dossier sur les subventions à la presse, vous pouvez retrouver notre article pointant les carences du contrôle du fonds de modernisation ainsi que notre article intitulé “Aides à la presse, un équilibre délicat”.

Crédits Photo CC Flickr : Tonton Copt.

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