Nadine Morano et Internet: “le danger est à l’intérieur de votre maison”

Le 25 juin 2010

Curiosphere.tv a diffusé des vidéos réalisées par l'association Action Innocence, une ONG spécialisée dans la protection des enfants sur Internet. Le ton est anxiogène et reprend les clichés habituels sur le sujet.

Certes, la prévention aux “dangers du web”, pour reprendre l’expression consacrée, est un sujet complexe. Mais est-ce une raison pour proposer aux jeunes un discours clichetonneux et anxiogène ?

Curiosphere.tv, la web-tv d’éducations aux médias de France 5, qui s’est récemment fait connaître pour une histoire de slip merdeux, propose toute une série de vidéos sur le thème. Elles sont réalisées par Action innocence, une ONG spécialisée dans la protection de l’enfance sur Internet, et qui contribue aux actions du gouvernement sur le sujet.

Nous avons droit ainsi à une interview de Nadine Morano, la Secrétaire d’État en charge de la famille. Nadine commence son pitch par l’habituelle dramatisation :

Aujourd’hui, le danger est à l’intérieur de votre maison, il est même à l’intérieur de la chambre de votre fils, puisque vous ne savez pas avec qui il est en contact sur son ordinateur.

Si Nadine avait bien potassé son dossier, elle saurait que l’inconnu sur Internet en est rarement un et que si il l’est, c’est encore plus rarement un gros pervers. Ce n’est pas une opinion inconsciente, mais la conclusion d’une étude récente menée par Fréquence écoles, une association d’éducation des jeunes aux médias :

“La grande majorité des jeunes n’utilise pas Internet pour élargir son réseau relationnel. On constate que la plupart des inconnus rencontrés sur le Net le restent. [...] Derrière chaque inconnu sur Internet ne se cache pas un/une pervers(e). L’inconnu est aussi celui qui répond à des questions sur un forum, qui laisse des commentaires sur un blog, qui devient un partenaire de jeu le temps d’une partie et qui s’en retourne sans que des liens se soient créés pour autant.”

Sans que l’intervieweuse ne moufte, Nadine sort ce chiffre effarant :

42% des parents ignorent que leurs enfants ont un blog.

Nan, sans blague Nadine, franchement, si tes parents étaient allés fouiner sous ton matelas pour chercher ton journal intime, ça t’aurait plu ? S’ils s’étaient immiscés dans la conversation avec tes amis ? Crois-tu qu’ils l’auraient fait d’ailleurs ?

Mère de trois enfants, Nadine souligne en connaissance de cause le décalage qui est fait entre l’usage que font les jeunes d’Internet et les connaissances des parents. C’était la minute de lucidité. On a aussi droit au couplet sur la lutte contre la pédopornographie, peu importe ses fins réelles. Pour conclure ce “point de vue”, la secrétaire d’État déballe une série de dangers tous plus effrayants les uns que les autres : “cyberdépendance”, “sites d’incitation au suicide”, “d’apologie de l’anorexie”. “Sur Internet, on peut trouver le bien (première occurrence d’un terme à connotation positive, nldr) comme le pire“. Tu as raison Nadine, d’ailleurs, je ferme l’onglet.

PS Nadine : tu peux arrêter de causer de “nouveaux moyens de technologie et de communication” ? Le ouèbe a plus d’un quart de siècle. Merci.

Dans cette autre vidéo, on a encore droit au cliché du vicelard qui cache son âge derrière son écran pour mieux attraper le jeune innocent IRL : “L’adolescent ne peut pas considérer que le rendez-vous qu’on va lui fixer va être avec quelqu’un d’autre qu’un adolescent. [...] On sait très bien qu’il y a des viols, de l’agression.” Certes, cela arrive parfois, c’est dramatique, nous ne disons pas le contraire. Mais il y a bien plus de chance pour que ce soit le voisin de palier ou le tonton qui soit le prédateur.

Les recherches sur le sujet montrent de façon consistante que les prédateurs sexuels prennent généralement leurs victimes dans leur cercle familial ou relationnel. C’est à l’évidence bien plus simple pour eux

notait Emmanuelle Erny-Newton, pédagogue spécialisée dans l’éducation aux médias. L’éventuel agresseur ressemble plutôt à ça :

Dans les cas débouchant sur des poursuites, les individus accusés de leurre d’enfants sur Internet étaient le plus souvent des hommes 18 à 34 ans. Les données montrent également que les prédateurs sexuels mentent rarement sur leur âge ou leurs motifs, lorsqu’ils prennent contact avec un jeune en ligne. Leur tactique n’est pas la tromperie mais la séduction.” Et de conclure : “La représentation inexacte des « cyber-prédateurs » n’est pas anodine : elle débouche hélas sur une réponse éducative inadaptée.

D’après une autre étude, publiée par l’Internet Safety Technological Task Force et le Berkman Center for Internet and Society de l’université d’Harvard, et relayée par InternetActu, la majeure partie des sollicitations sexuelles ne vient pas des messieurs turgescents en imperméable mais… de leurs petits camarades. Ainsi, les sollicitations sexuelles de mineurs à mineurs sont beaucoup plus fréquentes, mais demeurent elles aussi à ce jour insuffisamment étudiées.

Si on a coutume de dire qu’un mineur sur cinq fait l’objet d’avance sexuelles via l’Internet, 90 % de ces “avances” sont le fait de personnes du même âge.

Valérie Wertheimer, la présidente d’Action innocence, conclut par ainsi : “Votre ado, quel que soit son âge, ne doit pas se rendre seul à un rendez-vous.” Sans la moindre subordonnée pour préciser le contexte. On souhaite bien du courage aux parents pour faire appliquer cette recommandation.

PS : ce n’est pas l’actualité qui doit donner raison, comme vous l’affirmez, mais les chiffres.

Une autre, sur une note plus légère, sur les blogs. Françoise Laborde, journaliste et blogueuse bien connue, donne ses conseils pour en créer un. “Les adolescents sont très fascinés par les blogs (de moins en moins en fait, ndlr), et ils ont envie de mettre en ligne leur vie privée. Le problème c’est que c’est tout sauf un journal intime.” Oui, quoique, en faisant un blog à accès privé, on doit pouvoir s’en rapprocher. “En fait, c’est visité par des millions de gens“. Ouah, ça doit en faire de l’argent de poche en Google ads, ça. Bon plus sérieusement sa recommandation finale :

Surtout, mettez le moins d’informations personnelles possibles.

Pris tel quel, cela revient à dire : tu fais un blog mais sur un sujet qui ne t’intéresse pas, le tricot, la culture du navet en Autriche… Je est un autre.

PS : j’ai cherché ton blog Françoise, je ne l’ai pas trouvé. Tu l’as mis en accès privé ? Par contre, je suis tombée sur celui de ta soeur, elle a besoin de conseils, amha.

Pour un discours plus subtil, on ira voir du côté de danah boyd, la sociologue américaine, qui pose la seule question valable peut-être au fond :

La question ne devrait pas être de savoir si l’internet est sûr ou pas sûr, mais de savoir si les enfants vont bien ou pas. Et nombre d’entre eux vont mal.

Nous avons contacté Curiosphere.tv pour en savoir un peu plus sur le partenariat avec Action innocence. Leur réponse nous a laissé pour le moins perplexe. “Curiosphere.tv conclut pas mal de partenariats, nous explique Jean-Marc Merriaux, directeur des actions éducatives de France Télévisions, en charge de Curiosphere.tv, nous trouvions leurs contenus intéressants, c’est une association bien renseignée, qui travaille depuis longtemps dans ce domaine, et cela permettait un échange de visibilité.” Vu comme ça… “On a récupéré les contenus, nous les avons validés, ça ne nous a pas semblé aberrant”, poursuit-il. Semblé. Mais vous ne trouvez pas que leur discours ne correspond pas à la réalité (exemples ci-dessus à l’appui) ?

Est-ce que c’est faux, est-ce que c’est pas faux, je n’ai pas envie de rentrer dans le débat. On n’est pas des spécialistes de ces contenus en eux-mêmes.

Jean-Marc Merriaux, quand on lui pointe les études, les chiffres, botte en touche : “cela montre un aspect des choses, c’est abordé au conditionnel.” Sauf que ce n’est pas présenté comme tel -c’est bien de l’indicatif voire des tournures impératives-, et que du coup, on ne voit Internet qu’à travers le bout de cette lorgnette angoissée et parfois déformante.

Histoire de se dédouaner, il précise : “Les vidéos ne s’adressent pas aux enfants, mais aux médiateurs.” Donc les médiateurs transmettront ce “discours” aux enfants. Super.

Action innocence devait nous contacter ce vendredi après-midi, nous attendons leur appel. Cet article sera mis à jour dès que possible.

À lire sur le même sujet : Il n’y a pas de solution imparable pour protéger les enfants sur l’internet
Image CC Flickr definatalie

OWNI mène un travail collaboratif pour élaborer une plaquette de prévention sur Internet, en lien avec les missions prévention et communication de Paris. Un blog et un wiki sont à votre disposition.

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