Hathi Trust et le nouveau pouvoir des auteurs

Le 15 juin 2010

Retour sur Hathi Trust, un groupement de bibliothèques américaines qui nous amène à repenser les enjeux et les problématiques de la bibliothèque sur Internet, notamment en termes de droit(s).

Hathi Trust, c’est le nom d’un consortium de grandes bibliothèques universitaires américaines qui se sont rassemblées pour créer un gigantesque entrepôt de conservation des livres numérisés. Hébergé par l’Université du Michigan et développé à l’origine par les établissements du Midwest américain, le projet s’est peu à peu étendu à de très grandes bibliothèques comme celles de l’Université de Californie ou de Virginie, et tout récemment à la prestigieuse New York Public Library.

Abritant à ce jour près de 5,6 millions d’ouvrages, Hathi Trust annonce l’objectif d’atteindre les 18 millions de volumes en 2012, ce qui le placerait certainement à une hauteur comparable à Google Books. Les liens entre les deux projets sont d’ailleurs étroits, puisque bon nombre des bibliothèques formant le Hathi Trust sont des partenaires de Google pour la numérisation de leurs fonds (liste ici).

Google a en effet accepté que plusieurs de ses bibliothèques partenaires aux Etats-Unis puissent se rassembler et verser dans un entrepôt commun les copies numériques qu’il leur remettait. Les objectifs du Hathi Trust sont différents de ceux de Google, dans le mesure où il vise essentiellement à la préservation pérenne des données et c’est certainement cette complémentarité des approches qui a conduit Google à accepter cette concession.

Hathi Trust: la seconde bibliothèque numérique du monde

Hathi Trust forme donc à ce jour la seconde bibliothèque numérique au monde après Google Books et comme lui, elle présente la particularité de comporter à la fois des ouvrages du domaine public et des ouvrages encore protégés. En effet, certains membres du trust (Michigan en premier lieu, mais aussi l’université de Virginie) ont accepté que Google numérise dans leurs fonds tous les livres, sans distinguer selon qu’ils étaient protégés ou libre de droits.

Comme Google Books, Hathi Trust ne donne pas accès à ces livres protégés, ou alors seulement de manière restreinte (voyez ici). Néanmoins, le Trust s’est lancé dans des opérations d’envergure visant à contacter les auteurs des ouvrages pour rechercher leur permission pour diffuser les livres protégés, et c’est là une grande différence par rapport à Google Books qui constitue peut-être l’un des aspects les plus intéressants de cette initiative.

Vers la libération des droits

Tandis que Google cherche à présent à régulariser son coup de force originel par le biais d’un règlement judiciaire global avec les titulaires de droits, Hathi Trust développe une stratégie de contact direct avec les auteurs pour obtenir la libération des droits.

Cette démarche est expliquée de manière détaillée dans cet article signé par Mélissa Levine, responsable des questions de copyright à l’Université du Michigan : Opening Up Content in Hathi Trust : Using HathiTrust Permission Agreements to Make Author’s Work Available.

Hathi Trust a ainsi mis en place une licence qui est présentée aux auteurs pour obtenir une autorisation non-exclusive de diffuser un ouvrage présent dans l’entrepôt, ainsi que d’en faire des reprints et des copies papier pour un usage non commercial. Melissa Levine explique que cette stratégie s’avère payante dans la mesure où bon nombre d’auteurs, notamment dans le milieu universitaire, recherchent avant tout une visibilité pour leur écrit, que leur assure la qualité des métadonnées de la base bibliographique du Hathi Trust (pas vraiment le fort en revanche de Google…).

Pour que ces licences soient valides, il est nécessaire que l’auteur soit bien titulaire des droits sur l’ouvrage. Cela peut être complexe à établir, mais il s’avère que c’est souvent le cas, même quand l’ouvrage a été édité. En effet aux Etats-Unis (mais c’est la même chose en France), les droits retournent à l’auteur lorsqu’un ouvrage est épuisé. Même pour des œuvres encore commercialisées, il est fréquent lorsque les livres ont été publiés avant le milieu des années 90 que les cessions consenties aux éditeurs n’incluent pas explicitement les droits numériques, ce qui en laisse la jouissance aux auteurs.

Les auteurs au centre du dispositif

Ce qu’explique cet article, c’est que les auteurs sont des interlocuteurs bien plus intéressants que les éditeurs pour déployer une stratégie de libération des droits : leurs objectifs sont plus facilement convergents avec ceux des bibliothèques et ils disposent des droits pour délivrer valablement des autorisations, ce qui n’est pas toujours le cas des éditeurs. Nous ne sommes pas loin alors de ce qui est pratiqué dans le cadre de l’Open Access et des Archives ouvertes, où bibliothèques et auteurs travaillent souvent ensemble pour ménager un accès libre aux articles scientifiques en jouant sur des cessions des droits maîtrisées aux éditeurs.

L’article explique que ce modèle de libération peut en outre tout à fait s’articuler avec un modèle économique viable. En effet, l’accès ouvert aux ouvrages sur la bibliothèque numérique du Hathi Trust n’est pas incompatible avec des formes d’exploitation commerciale, notamment par le biais de l’impression à la demande. L’université du Michigan par exemple s’assure que la libération des droits lui permettra d’imprimer les ouvrages à la demande grâce à l’Expresso Book Machine ou en partenariat avec Amazon. Ces activités sont possibles dans la mesure où Google a accepté de revoir ses contrats avec certaines bibliothèques partenaires (Michigan, Virginie) pour leur permettre de développer des activités commerciales lorsqu’elles ne concurrencent pas directement celles mises en place par Google.

L’intérêt de l’article de Melissa Levine, c’est de démontrer que les bibliothèques sont en un sens particulièrement bien placées pour développer ces stratégies de contact direct avec les auteurs (je traduis) :

Aussi bien comme individus que comme institutions, les bibliothécaires et les bibliothèques entretiennent souvent des relations professionnelles et personnelles étroites avec des universitaires en poste ou à la retraite. Parfois, ces contacts personnels avec des membres de l’Université peuvent conduire à des avancées significatives, comme par exemple l’obtention d’une permission pour ouvrir l’accès à tout le contenu qu’ils ont la faculté de libérer. L’expérience du Hathi Trust confirme que le cycle débute avec l’auteur et retourne à présent vers lui, parce qu’il peut être encouragé à exercer les droits qu’il possède pour devenir l’acteur d’un système global, de distribution, de préservation et d’accès à ses œuvres comme cela n’a jamais été le cas auparavant.

On parle beaucoup du rôle de médiation que les bibliothécaires peuvent jouer vis-à-vis des contenus numériques, mais il existe aussi un versant juridique à cette médiation que les bibliothèques peuvent assumer pour tisser un nouveau type de relations avec les auteurs.

J’en ai toujours eu la conviction.

En 2008, j’ai écrit un livre (Bibliothèques numériques : le défi du droit d’auteur), dans lequel j’étudiais les stratégies possibles de libération des droits et exposais l’idée que les bibliothèques avaient justement tout intérêt à jouer la carte des auteurs pour favoriser la numérisation d’ouvrages protégés. J’expliquais également que la meilleure « cible documentaire » pour conduire ce genre d’opérations étaient les œuvres épuisées. On m’a souvent opposé que cette démarche était trop coûteuse en temps et en énergie et qu’il valait mieux, soit s’en tenir aux œuvres du domaine public, soit se tourner vers d’autres partenaires comme les éditeurs ou les sociétés de gestion collective.

L’exemple du Hathi Trust montre que la stratégie qui consiste à redonnner aux auteurs le pouvoir qui est le leur par le biais de la libération des droits peut s’avérer payante.

Redonner le pouvoir aux auteurs

En France, la stratégie de libération des droits sur les livres est très peu développée, mais pas complètement absente. Les Presses Universitaires de Lyon diffusent par exemple sur leur site un certain nombre d’ouvrages épuisés, avec l’accord des auteurs, certains ayant même accepté une licence Creative Commons pour la version numérique de leur œuvre. Le portail de numérisation rétrospective Persée, outre les revues qui constituent le cœur de son activité, comporte à présent un volet monographies, donnant accès aux publications d’institutions scientifiques. Une démarche de numérisation des épuisées à plus grande échelle est en cours en Belgique, à la Digithèque de l’Université Libre de Bruxelles, avec des difficultés particulières pour certains types de corpus, mais aussi de belles réalisations menées en partenariat avec les auteurs ou leurs héritiers.

Ces expériences sont intéressantes, mais on pourrait imaginer des opérations de bien plus grande envergure : une vaste campagne de mécénat des droits lancée en direction des auteurs au niveau national.

A la fin de mon livre, je proposais dix pistes pour favoriser la numérisation d’ouvrages protégées, dont celle de créer au niveau national un Registre de la numérisation et de lancer un grand appel en direction des auteurs pour qu’ils viennent manifester leur souhait que leurs ouvrages soient numérisés et intégrés à la bibliothèque numérique.

Et je terminai par cette citation de Napoléon qui m’est chère :

Une bataille perdue est une bataille que l’on croit perdue.

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Billet originellement publié sur Scinfolex.

A lire également : le billet de Christian Fauré sur les enjeux d’une bibliothèque sur le web.

Crédit Photo CC Flickr: Moriza, Pfala, Troyholden.


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