Portable : un mythe errant

Le 12 avril 2010

Dans un opuscule de 80 pages, Mythologie du portable, Laurence Allard démonte les récits tenus sur le téléphone mobile en montrant comment le discours misérabiliste cache souvent une idéologie néo-coloniale.

Photo CC Flickr teachandlearn

Dans un opuscule de 80 pages, Mythologie du portable, Laurence Allard démonte les récits tenus sur le téléphone mobile en montrant comment le discours misérabiliste cache souvent une idéologie néo-coloniale.

En 1957, les éditions du Seuil publiaient Mythologies, un recueil d’une cinquantaine d’articles dans lequel Roland Barthes montrait comment une époque construit son imaginaire à travers ses représentations des objets qu’elle fréquente. Des croisières sur le Batory, de prêches de Billy Graham au Vel’ d’Hiv, des poèmes de Minou Drouet, il ne reste plus grand-chose aujourd’hui, mais les Mythologies, elles-mêmes, sont devenues une façon de raconter la « doxa » – pour reprendre l’expression de Barthes, soit « l’opinion publique, l’esprit majoritaire, le consensus petit-bourgeois, la voix du naturel, la violence du préjugé ». L’ouvrage a laissé toute une postérité de sémiologues déconstruisant l’idéologie qui s’interpose devant le réel et s’y immisce jusqu’à le contaminer. Et plus récemment, par un détour américain, il s’est incarné dans la mode du « storytelling », manière de mise en récit systématique de l’action politique.

Dans une petite collection du Cavalier bleu qui ne cache pas son projet barthésien, « Mytho ! », Laurence Allard propose une Mythologie du portable. Elle y joue avec la méthode mythocritique sans s’y laisser prendre : « Le seul moyen d’échapper au récit qui fait écran au réel, c’est de lui opposer d’autres récits », explique-t-elle. Autrement dit de raconter cent anecdotes qui vont à l’encontre du discours tenu habituellement sur la technologie : une parole d’hommes adultes occidentaux pensant le progrès en termes de performances techniques.

Elle oppose à cette image largement diffusée l’hypothèse d’un « individualisme expressif » qu’accompagnerait, paradoxalement, une des formes les plus verrouillées de la technologie : le téléphone mobile. Car au-delà des contournements techniques que sont le «désimlockage» ou le «jailbreak», l’innovation passe largement par l’usage.

C’est la culture du transfert de fichiers (par carte SD ou par Bluetooth dans le cas du portable) qui permet l’émergence d’une «co-création» des Å“uvres par le choix et l’agrégation (constitution et diffusion de playlists). C’est la pratique du beeping. C’est la figure du téléphone à clapet qui protège physiquement l’intimité des communications. « Avec le téléphone portable, vous êtes vous-même. Nul ne répond à vos appels ou ne lit vos messages. Votre numéro est le vôtre », témoignait Anand Giridharadas, qui compare la révolution mobile en Inde à celle de la voiture dans l’Amérique des années 1950 : dans des logements exigus où l’on doit partager les chambres, où les portes sont ouvertes, le portable «diffuse le désir d’un espace à soi et d’une expression personnelle, non pas au mépris de la famille et de la tribu, mais au milieu de ce chaos».

C’est encore le « pouvoir de négociation inédit » que conférerait le portable aux femmes, selon plusieurs études, en leur permettant de s’éloigner de leur foyer dans les sociétés traditionnelles (tout en conservant une « laisse» virtuelle : le mari peut les appeler pour contrôler leur emploi du temps).

Laurence Allard remet en cause l’idée qu’il existerait une « fracture numérique » entre le Nord et le Sud, ces derniers attendant des premiers de recevoir le progrès technologique. Elle montre au contraire qu’avec près de 5 milliards d’abonnés, le téléphone mobile est la forme la plus répandue de la culture numérique, qu’il nécessite des infrastructures bien plus légères que les technologies qui l’ont précédé (pas de câblage, en particulier) et que, partant, il peut se répandre jusque dans les lieux les plus reculés. Avec des applications comme le mBanking – le transfert d’argent par téléphone qui a permis, par exemple, une bancarisation rapide au Kenya et en Tanzanie par un opérateur téléphonique, Vodafone.

Car, finalement, l’idéologie véhiculée couramment dans tous les récits sur le téléphone portable postule comme une évidence la division du monde en deux, entre technophiles et technophobes, technoriches et technopauvres, techoasservis et technolibérés, et pose comme enjeu le recul des seconds au profit des premiers, dans le sens d’un progrès supposé. « C’est l’existence même d’une nouvelle frontière, entre pays développés et pays pauvres, entre humains et techniques, entre hommes et femmes, qu’il s’agit de déconstruire. »

Billet initialement publié sur Mediapart sous le titre “Mobiles: « Le discours sur la fracture numérique a masqué une autre géographie de la technique »”

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