Le “data journalism” contre Albert Londres

Le 11 février 2010

Avez-vous déjà entendu parler du "data journalism" ("journalisme de données" en version française) ? Non ? Normal. Le sujet agite beaucoup en ce moment les professionnels de la profession, suscite des contributions savantes dans les conférences sur l'avenir de la presse et sur les blogs dédiés, nourrit d'interminables discussions sur Twitter (je me tweet-clashait encore hier gentiment à ce sujet avec mon excellent confrère Eric Mettout de Lexpress.fr)...mais il reste à mon sens fortement éloigné des préoccupations réelles du lecteur ...

Avez-vous déjà entendu parler du “data journalism” (“journalisme de données” en version française) ? Non ? Normal. Le sujet agite beaucoup en ce moment les professionnels de la profession, suscite des contributions savantes dans les conférences sur l’avenir de la presse et sur les blogs dédiés, nourrit d’interminables discussions sur Twitter (je me tweet-clashait encore hier gentiment à ce sujet avec mon excellent confrère Eric Mettout de Lexpress.fr)…mais il reste à mon sens fortement éloigné des préoccupations réelles du lecteur. C’est pourtant la dernière tarte à la crème d’un métier en plein questionnement existentiel.
Mais de quoi parle-ton exactement ?
Le “data journalism”est une nouvelle technique journalistique très en vogue chez nos amis anglo-saxons qui consiste à collecter des masses de données complexes (chiffres, statistiques, rapports annuels…) pour en extraire des informations jugées pertinentes avant de les organiser sous la forme de jolis tableaux, graphiques et autres infographies colorées plus ou moins bien commentés… Nos confrères américains et grands-britons ne jurent plus que par cette dérive scientiste qui est un peu au journalisme ce que la police scientifique est à la maison Poulaga. A savoir un truc très efficace à la télé pour résoudre les affaires classées de “NCIS” ou “Portés disparus”, mais beaucoup moins dans la vraie vie quand il s’agit d’empêcher un braquage de fourgons blindés au lance-roquette ou une émeute dans les cités…


Deux grands évènements ont contribué l’an dernier à l’avènement de ce fameux “journalisme de données”:
1) La “libération” des données publiques décrétées en janvier 2009 par l’administration Obama avec l’ouverture du site data.gov qui permet à tout citoyen d’accéder à un catalogue de données brutes mis en ligne par le gouvernement américain. Bon courage. Car cette énorme masse de chiffres est bien sûr illisible et incompréhensible pour le profane…A moins justement qu’un bon samaritain formé aux dernières techniques de l’infographie et de la “visualisation éditorialisée” ne se saisisse de ces rébarbatives statistiques pour les traduire en jolis histogrammes et autres camemberts illustrés.

2) Mais le grand fait d’armes du “database journalism” reste évidemment la  révélation du scandale des notes de frais des parlementaires britanniques par le “Daily Telegraph” au printemps dernier. Ou comment un journal populaire a en fait obtenu un CD contenant un listing de députés indélicats en versant la coquette somme de 70 000 livres (78 734 euros) à un employé de la Chambre des communes (au passage bonjour la déontologie!). Mais en révélant ces petites et grandes turpitudes - du remboursement de la construction d’un abri de jardin pour canards au défraiement de la location de films X par monsieur mon mari – le “Telegraph” a vu ses ventes bondir de 100.000 exemplaires.
Résultat, une partie de la profession ne jure plus que par la magie du disque dur bourré de données croustillantes. Ou alors l’analyse scientifique de statistiques bien plus austères mais très parlantes. Cela donne par exemple l’été dernier un papier magistral d’Antoine Vayer dans “Libération” : “Contador : du kérosène dans les veines”
Ou comment un non journaliste et vrai spécialiste de l’effort sportif (ex-directeur de Festina) démontre par A + B  (durée de l’ascension, poids du coureur, puissance développée etc…) que la victoire du coureur au col du Verbier était humainement impossible…sans prendre un petit remontant. Reconnaissons là une belle victoire du “data journalism”. Mais de là à en faire un cas d’école et un manifeste comme le fait Nicolas Vanbremeersch dans un article intitulé “Pour un journalisme de données” publié par Slate en juillet dernier, il y a un grand pas qu’il faut se garder de franchir.

Citations :

“De nombreux médias ont compris qu’un article n’était plus l’alpha et l’omega de l’information, mais qu’une infographie, voire la compilation intelligente de données, mises à disposition sur un site Internet, était un meilleur levier d’information qu’un article, qu’une tribune d’expert. Les meilleurs articles d’information, en ligne, les plus consultés, sont souvent de beaux diagrammes”, s’enflamme l’ami Vanbremeersch, un HEC qui ne dirige pas une école de journalisme mais une agence “conseil en communication corporate”.
Et de poursuivre : “Les pouvoirs (Amaury Sport Organisation, l’Elysée) ont un intérêt objectif à maîtriser la divulgation de l’information (…). Les contre-pouvoirs (les médias, les opposants) ont intérêt à travailler non à simplement commenter, mais à fournir leurs données. Se contenter du commentaire, c’est jouer le jeu du storytelling des pouvoirs. Entrer dans la donnée, c’est jouer la subversion”.
Avant de conclure carrément : “Dans un monde d’hyper commentaires, mais aussi de grande puissance de compilation et calcul, la véritable médiation avec la réalité se fait par la donnée”.
Un autre tenant du data-journalism, Fabrice Epelboin qui n’est pas journaliste non plus (il se présente comme “creative geek, startupper, web strategy consultant, editor of Readwriteweb France”) en appelle donc dans ce papier à une refonte de la formation initiale des journalistes pour les préparer “à ce tournant du métier”.

OK les gars mais il y a un petit Problème. On part du journalisme sportif – celui qui par nature se prête le mieux à l’exégèse statistique avec ses scores et temps chronométrés – pour généraliser à l’ensemble du métier ! Et en creux, on sent bien que certains fanatiques du “journalisme de données” à l’anglo-saxonne voudraient carrément en finir avec le “journalisme de narration” à la française. Bref faire la peau à ce bon vieux Albert Londres
C’est à ce moment là je mets le holà !
Si le journalisme de données répond dans certains cas au besoin de traiter l’avalanche d’informations qui déferle sur nous par tous les tuyaux et sur tous les écrans de la civilisation numérique, bref à nous rassurer face à “l’infobésité” qui menace (voir ce bel article savant), cette tendance à vouloir objectiviser à outrance la réalité me donne la chair de poule. Car précisément, le journalisme c’est d’abord affaire de chair ! Une belle plume pour décrire le réel avec des morceaux d’humanité dedans vaut bien mieux que tous les tableaux Excel du monde.  On dénonce le “story telling” des “spin doctors” qui nous manipulent ? Très bien. Mais le métier de journaliste c’est d’abord raconter les ressorts d’une actualité en répondant le mieux possible aux fameux “5 W” : Qui ? Quoi ? Où ? Quand ? Comment ? (voire 6 W avec le Pourquoi ?). Or les chiffres à eux-seuls sont bien incapables de répondre à ce questionnement qui est à la base de tout article normalement constitué.
Que diantre, ce n’est quand même pas avec du “data journalism” qu’Albert Londres a fait fermer  le bagne de Cayenne ! Et plus près de nous, notre confrère Tonino Serafini n’a pas eu besoin de statistiques officielles du ministère des affaires sociales pour dire dans “Libération” la misère et la détresse humaine des sans-abris du Bois de Vincennes : il n’a fait que raconter ce qu’il voyait.

L’analyse des chiffres par tous les nouveaux champions du journalisme de bureau ne remplacera jamais les yeux et les oreilles d’un bon journaliste qui prend encore la peine d’aller sur le terrain pour témoigner. Le journalisme d”enquête et d’investigation a sans doute besoin de données chiffrées. Mais de là à transformer tous les porteurs de carte de presse en experts en “data mining”…
La profonde crise – économique mais aussi d’identité – que traverse la presse ouvre un boulevard aux dernières modes technologiques venues d’outre-Atlantique. Et si on les laisse faire, les ingénieurs en référencement prendront bientôt les commandes des journaux. Ils pilotent déjà souvent leurs sites Web. Mais le journalisme de données n’est sûrement pas le meilleur moyen de réconcilier le lecteur avec la presse.  Le récit et le reportage restent des genres majeurs du journalisme à la française qui assume sa part d’engagement et de subjectivité. Et quand la plume et l’histoire sont à la hauteur, le lecteur en redemande : en témoigne le beau succès rencontré par la revue “XXI” fondée par Patrick de Saint-Exupéry…tiens tiens un prix Albert Londres. C’est d’ailleurs une toute jeune journaliste de “XXI”, Sophie Bouillon, qui a décroché à 25 ans le dernier Prix Albert Londres grâce à un formidable reportage africain (“Bienvenue chez Mugabé”).
Bref à tous les zélotes du “data journalism” (qui sont les mêmes que ces partisans du “robot-journalisme” épinglé dans ce récent billet) je dis :
“Nous ne sommes pas des numéros !”.
Le journalisme, c’est aussi affaire de littérature y compris sur le Web où la petite logique comptable et justement statistique a malheureusement tendance à privilégier le “flux” de données en lieu et place de l’info racontée par des journalistes formés à l’enquête, au reportage et au récit.
Jean-Christophe Féraud

» Article initialement publié (et commenté!) sur Mon Ecran Radar et téléporté sur la soucoupe /-)

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