Journaliste-entrepreneur: oxymore?

Le 15 octobre 2009

Dilemme moral: comment, dans un tel paysage de décomposition des médias traditionnels regarder sereinement dans les yeux des étudiants débutant leur année de cours de journalisme? Un seul message est, à mes yeux, tenable et positif: renoncez à vos rêves d’éditorialistes à Libération ou de grand reporter à TF1, et songez à créer votre propre média. Seul [...]

Dilemme moral: comment, dans un tel paysage de décomposition des médias traditionnels regarder sereinement dans les yeux des étudiants débutant leur année de cours de journalisme?

Un seul message est, à mes yeux, tenable et positif: renoncez à vos rêves d’éditorialistes à Libération ou de grand reporter à TF1, et songez à créer votre propre média.

Seul ou en petit groupe, de manière indépendante ou au sein d’une entreprise ouverte à l’innovation, c’est aujourd’hui enfin possible, facile, bon marché, enthousiasmant, de monter son projet, à condition, bien sûr, d’avoir quelques idées, des convictions, et des rudiments de culture « business » (marketing et business plan) et technologique (le web!).

Encore taboue, il y a peu, l’idée de passer de journalistes à une forme basique d’entrepreneuriat gagne actuellement beaucoup de terrain. Crise, plan sociaux, horizons bouchés, obligent ! Mais aussi, et surtout, les nouveaux horizons permis par la révolution numérique et ses nouveaux usages, qui ont quasiment supprimé les barrières à l’entrée, brisant les vieux monopoles de production et de distribution des contenus.

De nombreux journalistes chevronnés l’ont compris: de Rue89 à Médiapart, en passant par Slate.fr en France, après Huffington Post, Politico, ProPublica, Daily Beast, Global Post aux Etats-Unis ou Soitu en Espagne.

Mais plus tôt encore, universités et écoles de journalisme américaines cherchent aujourd’hui à rapprocher les cursus de journalisme numérique, de business (bases de plan d’affaires) et les développeurs (tutoriel web). C’est le cas de Stanford, de la CUNY à New York et de nombreuses autres.

Un nouveau projet vient de se lancer à San Francisco, en direct concurrence des journaux actuellement en difficulté (SF Chronicle et SF Examiner). A l’origine de cette initiative: l’école de journalisme de Berkeley, une radio publique locale et un riche donateur.

La semaine dernière, à San Francisco, lors de la conférence de l’ONA (Online News Association) américaine, des premiers retours d’expériences de journalisme d’innovation entrepreneuriale ont été partagés:

Pur business:

GigaOm: après 20 ans de journalisme dans des quotidiens et des magazines en Inde et aux USA, Om Malik, décide de se lancer en 2006. Aujourd’hui, il pilote 7 blogs, anime 21 personnes.

Ses revenus se partagent à peu près également entre publicité en ligne, organisation de conférences et études/syndication. Il revend ainsi ses contenus high tech au NYT, BusinessWeek, Salon et CNN.

Sa notion de convergence n’est pas seulement plurimédia, puisqu’il a assis autour d’une même table, journalistes, développeurs et commerciaux.

“Mais attention, prévient-il, cela a l’air facile de l’extérieur et rien n’est plus faux. C’est beaucoup plus difficile que ne l’imaginent les gens. Sans compter qu’il faut arrêter le whisky et aller à la gym! 99% des journées sont mauvaises, mais nous ne vivons que pour l’excitation du 1%!”. Et puis, les seuls avantages des grands médias sont leur trafic, l’attention qui leur est encore réservée et leur force de vente. Pour le reste, notre journalisme n’a rien à leur envier. Nous sommes plus souples et réactifs. Nous allons essayer de les flinguer!”

A but non lucratif:

Voiceofsandiego : 13 personnes.

“Le plus dur, explique son directeur, c’est de couper dans les coûts, de se séparer des gens, d’affronter des problèmes juridiques”

Il y a un an, les initiatives de journalisme à but non lucratif, financées par des dons, des fondations et des syndications de contenus, apparaissaient exotiques. Depuis, elles se sont multipliées à New York, au Texas, à San Diego et la semaine dernière à San Francisco.

Un autre projet est en cours, venant d’équipe du quotidien Union Tribune de San Diego pour monter une équipe de journalisme d’investigation fonctionnant dans un cadre à but non lucratif.

Le plus souvent, ces initiatives estiment s’inscrire dans une mission de service public, de service à une communauté. Elles ne viennent pas faire concurrence aux autres sites sur le marché publicitaire en ligne.

D’autres expériences ont été évoquées:

> ArtsJournal, lancé il y a déjà 10 ans.

> Xconomy qui couvre la biotech sur la côte ouest.

> Pegasus News à Dallas qui continue de croître.

> Spot.us (journalisme collaboratif) qui vient de s’étendre à Los Angeles.

> Publish2 (plateforme de journalisme collaboratif)
Ces initiatives sont aussi reconnues par la profession: samedi les sites ProPublica, Publish2 et Muckety ont remporté les premiers prix dans certaines catégories de journalisme en ligne de l’ONA.

Conseils de professionnels:

Ann Grimes (prof à Stanford, ex WSJ):

  • “Ne tombez pas amoureux de votre projet. Votre passion n’est pas nécessairement partagée. Echouez rapidement et souvent (par tempérament les journalistes, perfectionnistes, n’aiment pas prendre des risque)
  • Testez vos idées”

Om Malik (GigaOm):

“N’attendez pas que tout le secteur de la presse s’effondre à vos pieds. Ne restez pas assis ici. Faites le ! C’est la seule solution pour notre profession”.

Scott Lewis (Voiceofsandiego):

“Laissez la technique aux pros et utilisez des outils simples et des logiciels libres”.

Alfred hermida, ancien de la BBC et professeur de journalisme numérique à Vancouver:

“Etudiants, vous devez développer votre propre marque personnelle!”

A voir aussi ce forum récent du Poynter Institute qui voit dans l’initiative personnelle des journalistes une des solutions à la crise des médias traditionnels.

Aujourd’hui, en démarrant, à l‘Institut Pratique de Journalisme (IPJ), une nouvelle saison de “nouvelles pratiques et nouveaux médias », seuls deux étudiants sur une promo de 44 ont spontanément évoqué leur désir de se lancer, à l’issue de leurs études dans six mois, dans une aventure web média personnelle. Mais après leur avoir donné une petite demi-heure pour réfléchir en groupe à une idée de journalisme en ligne innovant et rentable, ils reviennent tous avec de belles idées. Rien n’est perdu…

> Article initialement publié sur AFP mediawatch

Laisser un commentaire

Derniers articles publiés