OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Démystifier les discours sur le piratage http://owni.fr/2011/04/26/demystifier-les-discours-sur-le-piratage/ http://owni.fr/2011/04/26/demystifier-les-discours-sur-le-piratage/#comments Tue, 26 Apr 2011 17:24:50 +0000 Sophie Boudet-Dalbin http://owni.fr/?p=58074 L’analyse des discours sur le téléchargement illégal fait apparaître plusieurs idéologies qui s’affrontent : les gardiens de la propriété intellectuelle v. les bandits sans foi ni loi, les défenseurs du partage v. les supermarchés de la culture. Jugeant le mot piratage « trop sexy » 1, la présidente de la fédération internationale des acteurs a ainsi proposé de changer de terminologie. Selon elle, « le piratage évoque quelque chose lié à l’aventure, cela vous fait penser à Johnny Depp. […] Mais nous sommes en train de parler de crime » 2. Une mythologie autour du piratage apparaît, propice à diluer, pervertir voire écraser tout discours critique.

Un « jeu de cache-cache » 3 entre le sens et la forme vient définir le mythe, dont la particularité est de rendre naturel ce qui n’est pourtant qu’historique. Pour Roland Barthes, il apparaît légitime d’interroger le récit de notre actualité, dans lequel « l’abus idéologique » 4 apparaît caché par « l’exposition décorative de ce-qui-va-ce-soi » 5. Ainsi, le téléchargement illégal d’œuvres, stigmatisé comme acte de piraterie, est révélateur d’une lutte idéologique où s’affrontent les langages mythiques des fondateurs d’Internet et des industries du contenu.

Le mythe du piratage, ritournelle des industries culturelles

Le terme piratage fait historiquement référence aux pirates du milieu maritime et a remplacé le terme piraterie par glissement sémantique, suite à son utilisation dans les médias pour désigner les personnes qui téléchargent des œuvres illégalement. Dans son ouvrage Du bon usage de la piraterie, Florent Latrive rappelle cependant qu’en droit français, « la piraterie n’a pourtant pas d’existence juridique, l’emploi de ce terme vise à colorer un mot bien moins imagé : la contrefaçon, soit l’atteinte aux droits de propriété intellectuelle […] prétendument menacés aujourd’hui par des hordes de voleurs » 6.

Le lecteur du mythe en vient alors à rationaliser le signifié (le vol, la criminalité) par le signifiant (l’échange P2P). Les industries culturelles présentent l’échange des contenus numériques comme un crime qu’il faut combattre et punir. Cependant, le raccourci entre vol et échange P2P s’éloigne de l’analyse factuelle. Une logique de confusion apparaît ainsi à l’œuvre. En établissant comme naturelle et indéniable la dangerosité de la menace que fait peser le téléchargement illégal sur l’industrie et la société dans son ensemble, le discours médiatique entend rendre légitime et voulue la répression contre le piratage. Cela discrédite dans le même temps toute velléité à considérer différemment l’échange P2P sur Internet, mis sur le même plan que le crime organisé, le terrorisme, la pornographie infantile. Ces parallèles ne sont pas neutres.

Par ailleurs, afin de justifier l’intervention des gouvernements pour venir en aide aux industries des contenus, Internet est discrédité, décrit comme un territoire sans foi ni loi. En novembre 2007, à l’occasion de la remise du rapport Olivennes sur la lutte contre le téléchargement illicite et le développement des offres légales d’œuvres numériques, le président Nicolas Sarkozy saluait « l’avènement d’un Internet civilisé 7 », n’hésitant pas à dépeindre Internet comme « une nouvelle frontière [qui] ne doit pas être le Far-West high-tech, une zone de non droit où l’on peut piller en toute impunité » 8. Le fait qu’Internet soit un espace régulé, avec des normes et des protocoles, voire qui s’autorégule, avec les adaptations progressives des diverses législations en vigueur, est évacué.

Sous l’éclairage des Mythologies de Roland Barthes, il apparaît possible d’analyser les discours médiatiques actuels sur le piratage des films sur Internet, comme mystifiant la réalité historique de la propriété intellectuelle. Une confusion apparaît entre un système de valeurs et un système de faits. Le mythe relègue alors le téléchargement illégal au rang de crime, établit comme naturel le recours au gendarme, part du principe qu’une œuvre piratée sur Internet équivaut à une perte sèche pour l’industrie, en omettant la complexité des mutations en cours. La doxa propagée par ce mythe du piratage est l’image que les industries culturelles se font de l’échange de fichiers sur Internet et qu’elles imposent à la société dans son ensemble. Leur stratégie est ainsi de remplir le monde entier de leur morale et de leur vision de la propriété, en faisant oublier que le rapport à la copie et à la technique est historique, variable dans le temps et l’espace.

La figure du pirate, renversement et réappropriation du mythe

Employé pour définir l’internaute qui commet un vol en téléchargeant des œuvres sans payer de droits d’auteur, le mot pirate fait référence tout à la fois à la figure de l’anarchiste, du hacker, du pirate informatique, voire au film Pirates des Caraïbes. Historiquement, une idéologie romantique entoure le terme pirate. Beaucoup d’anarchistes se sont ainsi inspirés de la philosophie des pirates qui consistait à s’exiler de toute nation afin de mener une vie plus libre.

Dans le domaine de la micro-informatique, le terme pirate renvoie à la communauté des hackers, qui, face aux alertes médiatiques sur les actes des pirates informatiques, ont vu leur statut passer de celui de héros d’un milieu technique d’initiés, à celui de parasites pour l’ensemble des internautes confrontés aux failles de sécurité. Le mythe du pirate établit une contingence en éternité. Ainsi, les discours des industries culturelles occultent l’« éthique hacker » et rendent naturelle la référence à la piraterie informatique, qui ne représente pourtant qu’une partie de l’ensemble de cette communauté de passionnés et de bidouilleurs informatiques.

En réaction, la communauté des hackers va se mobiliser autour d’une lutte sémantique pour la qualification des acteurs et la signification du terme hacker, qui s’accompagne d’une lutte pour la reconnaissance et la préservation d’un projet social authentique. Cette double lutte est généralement mise en abime par l’opposition binaire entre white hats (chapeaux blancs) et black hats (chapeaux noirs) 9. Dès lors, des hackers fameux, comme Eric Raymond, mettent un point d’honneur à distinguer différentes figures et à faire reconnaître le rôle positif des « true hackers », à savoir ceux qui maîtrisent les grands langages de programmation et sont « en mesure de revenir aux sources du code des programmes d’exploitation, symbole de maîtrise ultime » 10.

Ainsi, « le projet d’un cyberespace sans État, bien qu’originellement en partie financé par des programmes à vocation militaire, est marqué par une vision libertarienne de la politique, aux États-Unis notamment » 11. Il en ressort un esprit de méfiance envers les lois et une vision utopique de l’échange, du partage, de la coopération. Les hackers considèrent que l’information veut être libre et que l’on ne saurait vouloir l’enrayer, la bloquer, la filtrer, la censurer. Pour sa part, la communauté Warez estime quant à elle que la propriété intellectuelle devrait appartenir à tout le monde. Au sein de cette communauté, certains black hats revendiquent une volonté de rendre accessible à tous, gratuitement ou quasi gratuitement, produits culturels et logiciels nécessaires à l’activité créative. Le contournement des mesures de protection s’inscrit alors dans une entreprise non lucrative orientée vers la circulation des programmes, se réclamant de la liberté d’accès à l’information. Dans une perspective orwellienne, le mythe du pirate est alors mobilisé pour décrire l’individu qui télécharge des œuvres, en tant que défenseur des valeurs morales collectives de sociétés de plus en plus individualistes et libérales, faisant exclusivement appel au droit et à l’économie pour se justifier.

En parallèle, des formes d’engagement et d’action à vocation politique vont prendre forme. À mesure que les institutions gouvernementales et économiques investissent Internet, des « hacktivistes » lancent des campagnes de piratage de leurs sites. « Outre la question des méthodes employées pour le piratage de sites institutionnels, méthodes qui peuvent faire l’objet de critiques de la part de certains hackers, force est de reconnaître que ces “hacktions” s’appuient sur plusieurs grands principes de l’éthique hacker : défiance vis-à-vis de l’autorité, de la centralisation, espoir d’une transformation pour le meilleur 12. » Le questionnement technique devient social et l’enjeu d’une lutte.

[Contrairement à ce qu'affirme ici Eric Dagiral, qui n'hésite pas à amalgamer hackers, "pirates" et "terroristes", dans les années 90 tout comme récemment avec les Anonymous, les hackers qui se sont exprimés à ce sujet ont plutôt eu tendance à rappeler, à l'instar de Voltaire, qu'ils sont contre toute forme de censure. Il donc complètement erroné d'écrire que ces "méthodes peuvent faire l’objet de critiques de la part de certains hackers" : elles ne sont jamais défendues par les hackers, tout simplement -NDLR]

Ensuite, ce langage révolutionnaire s’institutionnalise. Début 2010, une quarantaine de pays comptent leur propre Parti pirate, tous rassemblés au sein du Parti pirate international, qui s’affirme comme : « Formation spontanée née de la volonté des citoyens de se réapproprier une vie politique dans laquelle ils ne se reconnaissent plus, […] [qui] réaffirme les Droits de l’Homme et du Citoyen, les libertés démocratiques et les valeurs fondamentales de la République […]. » 13 De ce point de vue, la parole des Partis pirates n’apparaît pas comme mythique. « C’est parce qu’elle produit une parole pleinement, c’est-à-dire initialement et finalement politique, et non comme le mythe, une parole initialement politique et finalement naturelle, que la révolution exclut le mythe. » 14 Ces groupements politiques réussissent alors à renverser le mythe du pirate considéré comme pirate informatique et criminel. Ils se présentent ainsi comme porte-paroles de la révolution micro-informatique et de l’éthique hacker, affirmant les valeurs positives de la liberté et du partage.

Cependant, « face au langage réel […], je crée un langage second, un méta-langage […]. Ce langage second n’est pas tout entier mythique, mais il est le lieu même où s’installe le mythe » 15. Ainsi, le choix de la dénomination « Parti pirate » n’est pas innocent. Il s’appuie sur le mythe du pirate idéalisé, s’éloigne de la description factuelle et fait l’analogie avec la figure romantique de l’anarchiste et l’éthique positive du hacker.

Roland Barthes affirme que le langage de l’homme producteur n’est pas mythique. Le hacker, pris comme producteur du langage informatique, n’est ainsi pas en mesure de véhiculer un langage mythique. Pourtant, comme l’écrit Lawrence Lessig, les hackers peuvent inscrire leur idéologie dans les structures mêmes du Net, dans la mesure où le code fait la loi (« Code is Law 16 »). L’infrastructure d’Internet, en tant qu’espace sémantique commun à plusieurs langages informatiques, porte en lui l’idéologie des programmeurs. Le langage de programmation est ainsi imprégné de l’utopie originelle des hackers. De fait, le Web est constitué du langage mythique de ses fondateurs, qui rentre en conflit avec le discours mythique des titulaires de droits. Cette situation fait alors courir le risque d’une dévalorisation générale de toute loi cherchant à arbitrer les conflits d’intérêt dans le domaine de l’immatériel, même si les fondements sont justes.


(1) « Le piratage, un terme trop sexy selon un syndicat d’artistes », in Numerama : http://www.numerama.com/magazine/15296-le-piratage-un-terme-trop-sexy-selon-un-syndicat-d-artistes.html, 18 mars 2010.
(2) Ibid.
(3) Roland Barthes, Mythologies, Paris, Éditions du Seuil, 1957, p. 191.
(4) Ibid., p. 9.
(5) Ibid.
(6) Florent Latrive, Du bon usage de la piraterie, Paris, La Découverte, coll. Poche, 2007, p. 14.
(7) Christofer Ciminelli et Nicolas Robaux, « Téléchargement illégal – Nicolas Sarkozy : “le vol ne sera pas légalisé” », in SVMlemag.fr : http://www.svmlemag.fr/actu/02138/nicolas_sarkozy_le_vol_ne_sera_pas_legalise, 23 novembre 2007.
(8) Ibid.
(9) Dans l’argot de la sécurité informatique, le terme black hat désigne les hackers qui ont de mauvaises intentions, contrairement aux white hats qui sont les hackers aux bonnes intentions.
(10) Éric Dagiral, « Pirates, hackers, hacktivistes : déplacements et dilution de la frontière électronique », in Critique, Paris, Éditions de Minuit, n° 733-734, p. 491, 2008.
(11) Ibid.
(12) Ibid., p. 493.
(13) « Vous avez dit Pirate ? », site du Parti pirate : http://www.partipirate.org/blog/com.php?id=213.
(14) Roland Barthes, op. cit., p. 220.
(15) Ibid.
(16) Lawrence Lessig, Code: And Other Laws of Cyberspace, Version 2.0, New York: Basic Books, 2006, p. 1.

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L’usager des grèves n’est qu’un personnage de fable http://owni.fr/2010/10/24/lusager-des-greves-nest-quun-personnage-de-fable/ http://owni.fr/2010/10/24/lusager-des-greves-nest-quun-personnage-de-fable/#comments Sun, 24 Oct 2010 16:24:58 +0000 Gilles D'Elia http://owni.fr/?p=33064 Dans ses Mythologies, publiées en 1957, Roland Barthes consacre un article à l’usager de la grève. Au sein de cet ensemble critique, l’usager est pris en otage, une fois n’est pas coutume, entre les romains aux cinéma et les martiens, l’Abbé Pierre et Greta Garbo, le strip-tease et la nouvelle Citroën. Si l’usager de la grève a pourtant toute sa place dans ce recueil, c’est qu’il est, lui aussi, un mythe. Un mythe assez bruyant et aux contours désormais suffisamment nets pour paraître réel – mais un mythe tout de même. C’est-à-dire une construction de l’esprit, une affabulation, une invention pure et simple. Il n’y a pas plus d’usager de la grève que de beurre en broche.

Note : Ce texte a été publié sur Relectures à l’occasion des grèves de novembre 2007. Il a ensuite été supprimé du site : ce n’était qu’un billet d’humeur. Toutefois, suite aux récents mouvements de protestation et grèves  contre la réforme des retraites, des lecteurs de “Relectures” ont demandé aux administrateurs du site de le remettre en ligne. Cette publication répond à leur souhait, d’autant que le quotidien Libération avait repris cet article dans une version tronquée et que les auteurs préfèrent en livrer la version originale.

L’usager n’existe pas

L’usager est un mythe : une telle assertion passera pour de la provocation le jour même où ces fameux usagers subissent un mercredi noir, une journée de galères, tandis que président, ministres et journalistes semblent prêts à ressusciter (à leur intention et pour quelques jours seulement) le concept pourtant prohibé de lutte des classes. Et cet individu X ou Y, qui « grogne » devant la caméra d’être ainsi pris en otage, qui est-il, sinon un usager ? Mais Barthes dit pourtant que

l’usager, l’homme de la rue, le contribuable sont à la lettre des personnages, c’est-à-dire des acteurs promus selon les besoins de la cause à des rôles de surface, et dont la mission est de préserver la séparation essentialiste des cellules sociales.


Pour qu’un usager de la grève puisse exister, il faudrait vivre dans un monde très irréaliste. Un monde dans lequel il y aurait, d’un côté, une population bien particulière : les cheminots, ou encore les fonctionnaires, les enseignants, etc. Et ces cheminots n’auraient pas besoin de voyageurs pour exister, ces enseignants n’auraient pas besoin d’élèves pour enseigner. Ils seraient cheminots, fonctionnaires, enseignants, en soi. Hors de tout contexte social. De même pour les collégiens, les lycéens : ils seraient élèves en soi, sans avoir besoin de la présence de professeurs ou d’enseignants pour leur conférer ce statut d’élèves. Idem pour les voyageurs, qui n’auraient pas besoin d’être conduits par des cheminots, des chauffeurs de taxi ou de bus : ils seraient des voyageurs en soi, monades fonctionnelles pures d’un monde dans lequel aucun rapport d’interdépendance n’existerait. Monde prodigieux des essences, dans lequel Nicolas Sarkozy lui-même serait président en soi sans avoir besoin d’électeurs, et dans lequel les électeurs n’auraient pas besoin du politique pour exister sous forme d’atomes d’électeurs !

Un monde de théâtre

Ce que dit Roland Barthes est simple : ce monde prodigieux n’existe pas, pas plus que l’usager de la grève, qui est une figure de fiction, une pure traduction dramaturgique d’un conflit social :

opposer le gréviste et l’usager, c’est constituer le monde en théâtre, tirer de l’homme total un acteur particulier, et confronter ces acteurs arbitraires dans le mensonge d’une symbolique qui feint de croire que la partie n’est qu’une réduction parfaite du tout.

Ce monde de théâtre supposerait qu’il puisse exister un Don Juan et une Elvire qui seraient durant toute leur vie un éternel séducteur, et une éternelle femme trompée. Cela fonctionne au théâtre, mais dans la vie réelle, nous sommes tour à tour séduits et séducteurs, trompeurs et trompés. Le dramaturge utilise ces fonctions dramatiques : il a besoin d’une femme, d’un amant et d’un cocu, pour raconter son histoire, servir le propos de sa pièce. La Fontaine a besoin du Renard et du Corbeau, du Chien et du Loup, du Chêne et du Roseau : ils servent la morale de la fable.

Et pourtant depuis quelques jours, les fourmis et les cigales existent pour de bon ! Les fourmis sont empêchées d’aller travailler, de circuler et sont plongées dans une sombre galère par des cigales privilégiées, égoïstes et réactionnaires. À la différence que ce n’est pas une fable : les cheminots sont vraiment en grève, et ceux qui utilisent les transports en commun doivent vraiment se débrouiller autrement. Mais alors, puisque tout cela n’a rien d’une fable, pourquoi raconter cette situation, ce conflit social, avec les méthodes du fabuliste, comme le font le pouvoir et les principaux médias ? Pourquoi élever de simples fonctions précises très partielles au rang de véritables individus autonomes ?

Ceci participe d’une technique générale de mystification qui consiste à formaliser autant qu’on peut le désordre social, répond Roland Barthes. En découpant dans la condition générale du travailleur un statut particulier, la raison bourgeoise coupe le circuit social et revendique à son profit une solitude à laquelle la grève a précisément pour charge d’apporter un démenti : elle proteste contre ce qui lui expressément adressé.

De la morale dans la fable

Toute fable sert une morale, mais dans la fable bourgeoise de l’usager de la grève, la morale est double : le destinataire – le citoyen qui s’informe sur les grands médias – accepte de se laisser réduire à sa fonction d’usager et de renoncer au lien social qui, comme une chaîne souple, le relie pourtant au cheminot sans l’y asservir. Quant à l’émetteur du message, il ne se contente pas de manipuler l’opinion en faveur de ses intérêts, mais il se berne aussi lui-même dans un pathétique coup double « dont la stupidité le dispute à la mauvaise foi » et où tout le monde est finalement trompé. C’est que, écrit encore Roland Barthes « nous retrouvons ici un trait constitutif de la mentalité réactionnaire, qui est de disperser la collectivité en individus et l’individu en essences. »


Mentalité réactionnaire ? N’oublions pas que ce texte est écrit au milieu des années 50, plus de dix ans avant mai 68 : quel rapport avec notre monde, avec le contexte précis du mouvement social qui nous préoccupe aujourd’hui ? Comment nous permettons-nous de penser Novembre 2007 avec les catégories analytiques de 1955 ? Sommes-nous si archaïques ? Tout a changé, pourtant, depuis !

Souvenons-nous de la merveilleuse formule de Lampedusa dans le roman Le Guépard : « Si nous voulons que tout demeure en l’état, il faut que tout change. » Tout a changé, et rien n’a changé :

Il y a encore des hommes pour qui la grève est un scandale : c’est-à-dire non pas seulement une erreur, un désordre ou un délit, mais un crime moral, une action intolérable qui trouble à leurs yeux la Nature. Inadmissible, scandaleuse, révoltante, ont dit d’une grève récente certains lecteurs du Figaro. C’est là un langage qui date à vrai dire de la Restauration et qui en exprime la mentalité profonde ; c’est l’époque où la bourgeoisie, au pouvoir depuis encore peu de temps, opère une sorte de crase entre la Morale et la Nature, donnant à l’une la caution de l’autre : de peur d’avoir à naturaliser la morale, on moralise la Nature, on feint de confondre l’ordre politique et l’ordre naturel, et l’on conclut en décrétant immoral tout ce qui conteste les lois structurelles de la société que l’on est chargé de défendre.

Individu et multiplicité

Il y a trois ans, dans son essai La fragilité, le philosophe Miguel Benasayag expliquait combien « la conscience, et surtout la croyance dans la conscience comme seule instance ou comme instance centrale de la pensée, n’est autre chose qu’une construction historique, idéologiquement élaborée pour justifier le monde de l’individu, la société de la sérialisation, autrement dit le triomphe du capitalisme et de ses structures de base : la séparation et l’unidimensionnalisationDans le multiple, la vie de chaque être évoque cette unité, ce “un” qui existe comme un multiple, tandis que dans la série, c’est-à-dire dans la dispersion, les individus sont pensés comme autonomes de toute unité, de tout ordre ; ils se vivent comme coupés, exilés de tout substantiel auquel pourtant ils appartiennent. »

Un raisonnement inverse pourrait ainsi mettre fin à ce que Roland Barthes dénonce comme un détournement formel : « le scandale vient d’un illogisme : la grève est scandaleuse parce qu’elle gêne précisément ceux qu’elle ne concerne pas. ». Un demi-siècle plus tard, M. Benasayag semble lui répondre lorsqu’il affirme qu’un nouveau raisonnement ne pourrait s’imposer « qu’après avoir renoncé au subjectivisme narcissique propre à notre époque, dans laquelle chaque individu se vit et s’imagine comme une sorte de personnage central dans une histoire personnelle où les autres, l’environnement et le tout ne sont qu’un décor, série de “figurants” aux petits rôles secondaires. »

Ne pas être qu’une fonction

Pour le coup, l’usager de la grève est véritablement pris en otage, mais absolument pas par ceux qu’il croyait. Barthes a raison d’écrire que « la restriction des effets exige une division des fonctions. On pourrait facilement imaginer que les “hommes” sont solidaires : ce que l’on oppose, ce n’est donc pas l’homme à l’homme, c’est le gréviste à l’usager. » La prise d’otage consiste en ceci : en acceptant d’être réduits à leurs fonctions d’usagers, l’homme ou la femme qui utilisent les transports en commun, concourent à consacrer un ordre politique qui pourra tout aussi bien, lors d’une prochaine loi, les faire passer du côté de leurs mythiques adversaires du jour.

En acceptant d’être dès aujourd’hui désignés comme victimes, ils valident un système logique qui s’assure, du même coup, la possibilité de les transformer plus facilement, un jour prochain, en victimes véritables. En légitimant la fonction comme fondement de l’individu, ils sabotent une conception du sujet qui ne les aurait pas toujours desservis, car ils auraient pu invoquer, le jour d’un licenciement ou d’une délocalisation, par exemple, un droit qu’ils auraient conquis en refusant d’être stigmatisés comme de purs usagers : le droit de ne pas être seulement des fonctions, des sujets rentables, mais au contraire des sujets humains complets contre lesquels la seule rentabilité et l’optimisation économique seraient des arguments trop partiels pour être légitimes.

L’essence du lien social

C’est dans ce sens que Barthes estime logique « qu’en face du mensonge de l’essence et de la partie, la grève fonde le devenir et la vérité du tout. Elle signifie que l’homme est total, que toutes ses fonctions sont solidaires les unes des autres, que les rôles d’usager, de contribuable ou de militaire sont des remparts bien trop minces pour s’opposer à la contagion des faits, et que dans la société tous sont concernés par tous. »

En veut-on une preuve ? Elle réside dans ce paradoxe : c’est au moment même où « l’homme petit-bourgeois invoque le naturel de son isolement que la grève le courbe sous l’évidence de sa subordination. » Ainsi, si les individus pouvaient évoluer hors du lien social qui les soude, la grève n’aurait, par définition, aucun effet ! Mais, au contraire, l’ample dérèglement qu’elle engendre doit être lu comme la démonstration pragmatique que l’individu qui prétend faire sa vie sans mesurer toute l’importance de ce lien social relève d’une mythologie irréaliste. On ne saurait donc donner de conseil plus avisé, aujourd’hui, au mythique usager de la grève que celui-ci : ne vous Thésée pas trop !

Crédit photo cc FlickR : Susan NYC, JacobDavis, Sergvolant, EtherREAL Webzine.

Article initialement publié sur Relectures.

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La plateforme Web http://owni.fr/2010/10/06/la-plateforme-web/ http://owni.fr/2010/10/06/la-plateforme-web/#comments Wed, 06 Oct 2010 13:05:28 +0000 Karl Dubost http://owni.fr/?p=30558

I have found that, having started this set of notes in 1990 in the (for me) novel medium of hypertext, it has been difficult to tear free of it: my attempts to lend hierachical or serial order have been doomed to failure. Further, as ideas and these web pages have evolved, it has been important for me to be able to reorganize my thoughts, grab a new leaf, shake the tree and regard it as the root. So the reader needs to be aware of this, that each page may be an attempt to put across a given concept serially, but if you are looking for an order of concepts and subconcepts, you have as much hope as you would with words in the dictionary.

Berners-Lee, Tim,
Design Issues, Preface

Le Web public n’a que 17 ans. C’est peu si on le compare au cinéma (technique des images animées) ou au livre (technique des textes imprimés). Mais il existe déjà une mythologie à son propos portée autant par ses détracteurs que par ses passionnés. Chaque personne y ajoute son brin d’histoire, d’approximation ainsi que de prédictions. Cet article va donc me servir de document de référence pour le futur. Il ne se veut pas polémique.

Une définition du Web

Le Web est défini dans le document d’Architecture du Web (version originale) traduit en français par Frédéric Laurent

Le World Wide Web (WWW ou plus simplement le Web) est un espace d’informations composé d’éléments caractérisés par identifiants globaux, nommés des identifiants de ressource uniforme [ndt. Uniform Resource Identifier](URI).

Ce paragraphe de l’introduction est très important. Le Web repose sur des « choses » qui sont identifiées par des « URIs. »

L’introduction se poursuit et définit « les trois bases architecturales du web »

Les interactions sont définies par un protocole. Les protocoles sont nombreux. Notez que le document d’architecture Web utilise dans tous les exemples HTTP, mais le document ne limite pas les interactions au protocole HTTP. FTP, SMTP, etc. sont d’autres protocoles utilisables.

Les formats correspondent à la représentation des données identifiées (URI) d’une ressource. Le document d’architecture du web est clair. Il « ne contraint pas les fournisseurs de contenu sur la nature des formats qu’ils peuvent employer. » C’est à dire tout comme HTTP n’est pas le seul protocole utilisable, HTML n’est pas le seul format. Pensez par exemple à Atom, SVG, RDF, etc.

Conclusion : la pièce essentielle de l’architecture du Web est l’URI. Cependant il est très courant d’utiliser HTTP pour les interactions et HTML pour les formats.

Les mythologies

La mort du Web

On ne compte plus les funérailles du Web. Non pas que cela n’arrivera pas un jour, mais que les annonces se veulent toutes sensationnelles et très précoces. J’ai écrit un article sur la signification de l’Open Web. L’article récent de Wired dont beaucoup de gens parle est idiot, lire le contre-article de Rob Beschizza ainsi que cette vidéo hilarante Wired Magazine is dead.

Le Web et les applications propriétaires

Plusieurs fois, j’ai lu sur les applications propriétaires étant l’antidote du Web. C’est complètement orthogonal. Les applications propriétaires ont toujours été là. Il y a de nombreux serveurs qui fonctionnent sous la technologie serveur (propriétaire) de Microsoft. Pourtant le Web est toujours utilisable. Les applications mobile dans les tentatives de jardin clos de Apple et autres ne sont que des applications qui font partie de l’écosystème. Certaines utilisent le Web, d’autres non. Rappelez-vous… utilisez le Web c’est utiliser les URIs, un protocole d’interactions et des formats. Les applications Web mobiles qui utilisent des URIs sont en interactions avec un serveur. Il est tout à fait possible de recréer les mêmes interactions sur son desktop ou sur son serveur en jouant avec l’API du service.

Le Web et les brevets

Le danger des développements propriétaires ne se trouvent pas au niveau logiciel mais bien au niveau des formats, protocoles, etc. C’est à dire des couches élémentaires de la technologie. Les brevets sont une véritable menace pour le Web, pas les « environnements clos » et les « applications propriétaires. » Un autre danger est le monopole d’entreprise. Lorsqu’une entreprise devient trop grosse et maîtrise la majorité des interactions, il y a danger d’influence. Cependant la jeune histoire du Web nous montre que le phénomène s’est régulé. Il y a une époque ou la page de NCSA What’s New? récoltait la majorité du trafic, puis ce fût la page d’accueil de Yahoo! ainsi que la page d’accueil de Netscape, etc.

Le Web est un rêve utopiste

Il n’est pas plus utopiste, que pédophile, que nazi, que hippie, etc. C’est une technologie qui permet l’échange d’information de manière distribuée et décentralisée. Elle est relativement robuste, car un lien peut casser sans que l’ensemble du système soit en péril. Son architecture technologique crée des interactions qui donnent la possibilité de s’extraire des systèmes centralisés et parfois de les déstabiliser. Ce n’est pas une volonté politique de la technologie, c’est juste la façon dont elle est construite.

Le Web est ce qui se passe dans le navigateur

Non. Le Web fonctionne avec de nombreuses applications hors le navigateur. Lorsque vous utilisez un logiciel client particulier utilisant une API communiquant par HTTP pour échanger des morceaux d’information identifiés par des URIs, vous utilisez le Web, même si cela veut dire que le protocole, le format et l’identifiant vous sont complètement opaques.

Le Web est HTML

Non. Le HTML est un format, conteneur de données, qui permet éventuellement de donner une représentation d’une ressource identifiée par une URI. Le HTML peut-être utilisé en dehors du Web. L’aspect pratique du html est que c’est un format hypertexte, c’est à dire qu’il prolonge l’interaction.

Protocole et interactions riches

Il existe des possibilités de protocoles et d’interactions riches : Annotea (développement arrêté), Salmon Protocol, etc. ceux-ci utilisant l’architecture Web.

>> Article publié initialement sur La Grange en Creative Commons By-nc-sa

>> Illustration FlickR CC : Bogdan Suditu

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