OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Le souci des geeks (avec la politique) http://owni.fr/2012/06/12/le-souci-des-geeks-avec-la-politique/ http://owni.fr/2012/06/12/le-souci-des-geeks-avec-la-politique/#comments Tue, 12 Jun 2012 10:02:44 +0000 Xavier de la Porte http://owni.fr/?p=113037 France Culture, Xavier de la Porte s'est fendu de la traduction d'un billet récent de Cory Doctorow, activiste, auteur de science-fiction et co-éditeur du site Boing Boing. Publié initialement sur The Guardian puis sur Internet Actu pour la version française, nous rééditons cette réflexion politique et philosophique sur la place des "geeks" dans la marche du monde.]]>

Richard Stallman (aka RMS) - Photo CC Andrew Becraft

Depuis le début des guerres de l’information, les gens soucieux de liberté et de technologie ont dû naviguer entre deux écueils idéologiques : le déterminisme geek et le fatalisme geek. Deux écueils aussi dangereux l’un que l’autre.

Déterminisme

“Le déterminisme geek consiste à mépriser toute mesure politique dangereuse et bête, toute tentative de régulation abrupte, sous prétexte qu’elle est technologiquement irréalisable. Les geeks qui s’inquiètent du respect de la vie privée méprisent les lois sur l’écoute électronique, les normes facilitant l’écoute légale, et la surveillance des réseaux sous prétexte qu’eux, ils peuvent échapper à cette surveillance.”

“Par exemple, en Europe ou aux États-Unis, la police exige que les exploitants de réseaux insèrent des “portes dérobées” en cas d’enquêtes criminelles. Les geeks en rigolent, arguant que c’est complètement inutile pour les petits malins qui ont recours à la cryptographie pour leurs échanges de mail ou leur navigation sur le web. Mais, s’il est vrai que les geeks peuvent contourner ce type de mesures – et toute autre initiative néfaste de censure, de blocage des outils, etc. -, cela ne suffit pas à nous protéger nous, sans parler du reste du monde.”

“Peu importe que vos échanges mails soient sécurisés si 95 % des gens avec lesquels vous correspondez utilisent un service mail qui comporte une porte dérobée pour l’interception légale, et si aucun des gens avec lesquels vous correspondez ne sait utiliser la cryptographie ; dans ces cas-là, vos mails pourront être lus comme les autres.”

“Au-delà de ça, les choses illégales n’attirent pas l’investissement. En Angleterre, où il est légal de déverrouiller son téléphone portable, il y a partout des magasins où on peut faire déverrouiller son combiné. Quand c’était illégal aux États-Unis (aujourd’hui c’est quasi légal), seuls les gens capables de suivre des instructions compliqués sur Internet pouvaient le faire. Sans outils faciles à manier, les bénéfices de la technologie ne reviennent qu’à ceux qui la maîtrisent. Si vous voulez un monde où seule une élite rafle tous les bénéfices de la technologie, vous êtes un technocrate, pas un geek.”

Bill Gates - Photo CC Andrew Becraft

Fatalisme

“Le fatalisme geek est l’équivalent cynique du déterminisme geek. Il consiste à considérer que la manière geek de faire les choses, – le fameux rough consensus and running code – et la préservation d’une pureté idéologique sont incompatibles avec les vieilles notions de délibération, de constitution et de politique. Car celles-ci sont de manière inhérente corrompues et corruptrices.”

“Il est vrai que la politique a une logique interne, et que ceux qui y participent ont tendance à adopter l’idée que la politique, c’est l’art du possible, et pas le lieu des idéaux. Mais il y a une vérité concernant la politique et la loi : même si vous n’y accordez pas d’intérêt, ça ne veut pas dire qu’elles ne s’intéressent pas à vous.”

“On peut construire des systèmes aussi intelligents et décentralisés que BitTorrent, des systèmes qui ont l’air de n’avoir aucune entité légale qui puisse être poursuivie, arrêtée ou encadrée légalement. Mais si vos inventions ébranlent suffisamment d’institutions ou de lobbies, la loi sera à leur trousse. Elle cherchera arbitrairement des coupables. Et là, la technologie ne pourra pas les sauver. La seule défense contre une attaque légale, c’est la loi. S’il n’existe pas de corps constitué à poursuivre, cela signifie qu’il n’y aura pas non plus de corps pour constituer une défense devant un tribunal.”

“Si les gens qui comprennent la technologie ne prennent pas position pour défendre les usages positifs de la technologie, si nous n’agissons pas à l’intérieur du champ traditionnel du pouvoir et de la politique, si nous ne prenons pas la parole au nom des droits de nos amis et de nos voisins moins qualifiés techniquement, nous aussi nous serons perdus. La technologie nous permet de nous organiser et de travailler différemment, elle nous permet aussi de construire de nouveaux genres d’institutions et de groupes, mais ils seront toujours insérés dans le monde, pas au-dessus de lui.”


Source : The problem with nerd politics.

Photo CC Andrew Becraft [by-nc-sa] et [by-nc-sa].

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De Luther aux printemps arabes http://owni.fr/2012/01/09/luther-printemps-arabes-twitter-facebook/ http://owni.fr/2012/01/09/luther-printemps-arabes-twitter-facebook/#comments Mon, 09 Jan 2012 18:13:16 +0000 Xavier de la Porte http://owni.fr/?p=93506

Dans le cadre de sa lecture de la semaine sur Internet Actu, Xavier de La Porte propose un article passionnant de l’hebdomadaire britannique The Economist, intitulé “Comment Luther est devenu viral”.


C’est un récit qui nous est familier : après des décennies de grogne, une nouvelle forme de média donne aux opposants à un régime autoritaire le moyen de s’exprimer, de déclarer leur solidarité et de coordonner leurs actions. Le message protestataire se répand de manière virale dans les réseaux sociaux et il devient impossible de passer sous silence le poids du soutien public à la révolution. La combinaison d’une technologie de publication améliorée et des réseaux sociaux est un catalyseur pour le changement social, là où les efforts précédents avaient échoué. C’est ce qui s’est produit pendant le printemps arabe. C’est aussi ce qui s’est passé pendant la Réforme, il y a près de 500 ans, quand Martin Luther et ses alliés se sont emparés des nouveaux médias de leur temps – les pamphlets, les balades, et les gravures sur bois – et les ont fait circuler dans les réseaux sociaux pour promouvoir le message de la réforme religieuse.

Les chercheurs ont longtemps débattu de l’efficacité relative des médias imprimés, de la transmission orale et des images dans le soutien populaire à la Réforme. Certains ont mis en avant le rôle central de l’imprimerie, une technologie relativement neuve à l’époque. D’autres ont relevé l’importance des prêches et des autres formes de transmission orale. Plus récemment, les historiens ont mis en valeur le rôle des médias comme moyens de signaler et de coordonner l’opinion publique pendant la Réforme.

Printemps arabe, Réforme : une même appropriation médiatique

Aujourd’hui, l’Internet offre une nouvelle perspective dans ce débat au long cours, en soulignant que le facteur primordial n’était pas l’imprimerie elle-même (dans le paysage depuis 1450), mais plus largement le système des médias se partageant le long des réseaux sociaux – ce qu’on appelle aujourd’hui les “médias sociaux”. Luther, comme les révolutionnaires arabes, a compris très vite les dynamiques du nouvel environnement médiatique et a vu comment il pourrait y faire circuler son message.

Le début de la Réforme est en général daté du jour où Luther a cloué ses “95 thèses sur la puissance des Indulgences” sur la porte de l’église de Wittenberg, le 31 octobre 1517. Ces “95 thèses” étaient des propositions écrites en latin dont il voulait discuter, selon la coutume académique de l’époque, dans un débat ouvert au sein de l’université. Luther, alors obscur théologien, était outré par le comportement de Johann Tatzel, un frère dominicain qui vendait des indulgences dans l’intention de lever des fonds pour le projet de son patron, le Pape Léon X : la reconstruction de la basilique de Saint-Pierre de Rome. Cette manière de commercialiser sa place au Paradis était pour Luther le symptôme d’une nécessaire et conséquente réforme. Clouer une liste de propositions sur la porte d’une église était une manière habituelle d’annoncer un débat public.

Bien qu’écrite en latin, ces “95 thèses” causèrent un émoi immédiat, d’abord dans les cercles académiques de Wittenberg, puis plus loin. En décembre 1517, des éditions imprimées de ces thèses, sous la forme de pamphlets et de feuilles volantes, apparurent simultanément à Leipzig, à Nuremberg, à Bâle, aux frais d’amis de Luther à qui il avait envoyé des copies. Des traductions en allemand, qui pouvaient être lues plus facilement par un public plus large, suivirent rapidement et se répandirent dans les territoires de langue allemande. Un ami de Luther estima qu’il fallut 14 jours pour que les propositions soient connues dans toute l’Allemagne et quatre semaines pour qu’elles soient familières à toute la chrétienté.

“Elles ont été imprimées et ont circulé bien au-delà de mes attentes”

La diffusion rapide, mais non intentionnelle des “95 thèses” alerta Luther sur la manière dont les médias passant d’une personne à l’autre pouvaient atteindre une vaste audience. “Elles ont été imprimées et ont circulé bien au-delà de mes attentes”, écrit Luther en mars 1518 à un éditeur de Nuremberg qui avait publié la traduction allemande des thèses. Mais écrire en latin savant et les traduire ensuite en allemand n’était pas la meilleure manière de les adresser à un public plus large. Luther écrivit qu’il aurait “parlé très différemment et plus distinctement s’il avait su ce qui allait se passer”. Pour la publication, quelques semaines plus tard, de son “Sermon sur les Indulgences et la Grâce”, il passa à l’allemand, évitant le vocabulaire régional pour s’assurer que ses mots seraient compréhensibles dans toute l’Allemagne. Le pamphlet, un succès immédiat, est considéré par beaucoup comme le point de départ de la Réforme.

L’environnement médiatique que Luther s’est montré particulièrement habile à maîtriser avait beaucoup en commun avec l’écosystème numérique d’aujourd’hui, ses blogs, ses réseaux sociaux et ses discussions. C’était un système décentralisé dans lequel les participants s’occupaient de la distribution, décidaient collectivement des messages à diffuser en priorité grâce au partage et à la recommandation. Les théoriciens des médias modernes parleraient d’un public connecté, qui ne fait pas que consommer l’information. Luther a donné le texte de son nouveau pamphlet à un ami éditeur (sans aucun échange d’argent), puis a attendu qu’il se répande dans le réseau des lieux où on l’imprimait en Allemagne.

A la différence des livres plus gros, qu’il fallait des semaines et des mois à produire, un pamphlet pouvait être imprimé en un ou deux jours. Les copies de la première édition, qui coûtaient à peu près le prix d’un poulet, se diffusaient d’abord dans la ville où elles étaient imprimées. Les sympathisants de Luther les recommandaient à leurs amis. Les libraires en faisaient la promotion et les colporteurs les transportaient. Les vendeurs itinérants, les marchands et les prêcheurs emportaient alors des copies dans d’autres villes et si elles suscitaient un intérêt suffisant, des imprimeurs locaux produisaient leur propre édition, par lot de 1 000, dans l’espoir de tirer profit du buzz. Un pamphlet populaire se répandait ainsi rapidement sans l’implication de l’auteur.

Pamphlet, like et retweet

Comme avec les like de Facebook et les retweet de Twitter, le nombre de réimpressions sert d’indicateur de popularité d’un sujet. Les pamphlets de Luther étaient les plus recherchés ; un contemporain a noté qu’ils “n’étaient pas tant vendus qu’arrachés”. Son premier pamphlet en allemand, le “Sermon sur les indulgences et la Grâce” a été réimprimé 14 fois dans la seule année 1518, à 1 000 exemplaires à chaque fois. En tout, entre 6 000 et 7 000 pamphlets furent imprimés pendant la première décennie de la Réforme, plus d’un quart étaient les textes de Luther. Même s’il était l’auteur le plus prolifique et le plus populaire, il y en avait beaucoup d’autres, dans les deux camps.

Se mettre dans l’état de suivre et de discuter cet intense échange de points de vue, dans lequel chaque auteur citait les mots de son adversaire dans le but de les contredire, a conféré aux gens un sens nouveau de la participation à un débat à la fois vaste et distribué. Beaucoup de pamphlets invitaient le lecteur à discuter leurs contenus avec d’autres lecteurs et à les lire à haute voix pour les illettrés. Les gens lisaient et discutaient les pamphlets chez eux avec leur famille, en groupe avec leurs amis, dans des auberges et des tavernes. Les pamphlets de Luther étaient lus dans des boulangeries du Tyrol. Dans certaines villes, des guildes entières de tisserands ou de tanneurs apportèrent leur soutien à la Réforme, ce qui prouve que les idées de Luther s’étaient propagées dans les manufactures. Le Roi d’Angleterre Henri VIII lui-même apporta sa contribution en co-écrivant avec Thomas More une attaque contre Luther.

Les mots ne furent pas les seuls à voyager dans les réseaux sociaux pendant l’époque de la Réforme, la musique et les images aussi. Les balades de circonstance, comme le pamphlet, étaient une forme relativement récente de médium. Elles consistaient en une description poétique, et souvent exagérée, des événements du temps, sur un ton familier qui pouvait facilement être retenu et chanté avec les autres. Ces balades mélangeaient délibérément une mélodie pieuse avec des paroles profanes. Les paroles étaient distribuées sous la forme de feuilles imprimées, avec une note indiquant sur quel ton elles devaient être chantées. Une fois apprises, elles pouvaient se répandre parmi les illettrés grâce à la pratique du chant en groupe. Les réformés autant que les catholiques firent usage de cette nouvelle manière de diffuser l’information pour attaquer l’adversaire.

Les gravures sur bois furent une autre forme de propagande. La combinaison de dessins osés et de courts textes, imprimés comme sur une feuille, pouvaient porter des messages aux analphabètes et servaient de supports visuels aux prêcheurs. Luther nota que “sans images on ne peut ni penser ni comprendre quoi que ce soit”.

Sous l’afflux de ces pamphlets, de ces balades et de ces gravures, l’opinion publique vira en faveur des thèses de Luther. Et ce, malgré les efforts de la censure et les tentatives des catholiques pour les noyer sous la diffusion de leurs propres thèses. Pour user d’une expression contemporaine, le message de Luther est devenu viral.

Mécanisme collectif de signalement

Durant les premières années de la Réforme, exprimer son soutien à Luther par le prêche, par la recommandation d’un pamphlet ou le chant d’une balade hostile au Pape était dangereux. En réprimant rapidement les cas isolés d’opposition, les régimes autocratiques découragent leurs opposants à s’exprimer et se mettre en rapport les uns avec les autres. Il y a obstacle à l’action collective quand les gens sont insatisfaits, mais pas certain que leur insatisfaction soit suffisamment partagée, c’est ce qu’a remarqué Zeynep Tufekci (blog), une sociologue de l’université de Caroline du Nord, à propos du printemps arabe. Les dictatures égyptiennes et tunisiennes, explique-t-elle, ont survécu si longtemps parce que malgré la haine de beaucoup pour ces régimes, ils ne pouvaient être certains que cette haine était partagée. Cependant, avec les troubles du début 2011, les sites des médias sociaux ont permis aux gens de signaler leur préférence à leurs pairs, en masse et rapidement, dans une “cascade informationnelle” qui a rendu possible l’action.

Il se passa la même chose avec la Réforme. La popularité des pamphlets en 1523-1524, très majoritairement en faveur de Luther, a joué le rôle d’un mécanisme collectif de signalement. C’est ce qu’écrit Andrew Pettegree, spécialiste de la Réforme à l’université de Saint-Andrew : “ce fut la surabondance, la cascade de titres, qui a créé l’impression d’une marée, d’un mouvement imparable de l’opinion – les pamphlets et leurs acheteurs ont ensemble créé l’impression d’une force irrésistible.” Bien que Luther avait été déclaré hérétique en 1521, et que posséder ou lire ses travaux fût cause de bannissement de l’Église, un mouvement de soutien populaire a évité son exécution et la Réforme s’est installée dans une bonne partie de l’Allemagne.

La société contemporaine a tendance à se considérer comme meilleure que les précédentes, et les avancées de la technologie renforcent ce sentiment de supériorité. Mais l’Histoire nous enseigne qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Robert Darnton, historien à Harvard et spécialiste des réseaux de diffusion de l’information dans la France pré-révolutionnaire, explique que “les merveilles des technologies de la communication du présent ont produit une conscience faussée du passé – et même l’idée que cette communication n’avait pas d’histoire, ou n’avait à être considérée comme vraiment importante avant l’époque de la télévision et d’internet.” Les médias sociaux ne sont pas sans précédents : et même, ils s’inscrivent dans une longue tradition. Les réseaux numériques d’aujourd’hui sont peut-être plus rapides, mais il y a 500 ans, le partage de médias pouvait déjà aider à précipiter une révolution. Les systèmes de média sociaux contemporains ne font pas que nous connecter les uns aux autres : ils nous relient aussi à notre passé.


Article initialement publié sur Internet Actu sous le titre “Comment Luther est devenu viral”

Illustrations via Wikimedia Commons [Domaine Public]

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Grandeur et décadence du pseudonyme http://owni.fr/2011/08/08/declin-pseudonyme-anonyma/ http://owni.fr/2011/08/08/declin-pseudonyme-anonyma/#comments Mon, 08 Aug 2011 12:55:36 +0000 Xavier de la Porte http://owni.fr/?p=75662 Cet article, publié sur Internet Actu le 4 juillet, reprend la lecture de la semaine réalisée par Xavier Delaporte dans le cadre de l’émission Place de la Toile sur France Culture. L’émission, que nous vous conseillons, était consacrée à la question “Est-il encore possible/souhaitable d’être anonyme sur Internet?”.


La lecture de la semaine nous vient du magazine en ligne Salon, et elle est de circonstances. Elle s’intitule “Le déclin du pseudonyme” et on la doit à Carmela Ciuraru, qui est critique littéraire et vient de publier une histoire du pseudonyme. L’article, tout en se concentrant sur l’usage du pseudonyme en littérature, offre des perspectives intéressantes pour comprendre les raisons de sa force dans les réseaux.

À son niveau le plus basique, un pseudonyme est une sorte de farce. Pourtant, les mobiles qui poussent les auteurs à en adopter un sont infiniment complexes, parfois mystérieux pour eux-mêmes. Les noms sont chargés, pleins de pièges et de possibles, et peuvent faire obstacle à l’écriture. Virginia Woolf, qui n’a jamais pris de nom de plume, a dit un jour la condition fondamentale de l’auteur, condition qui rend fou :

Ne jamais être soi-même, et pourtant l’être toujours, c’est le problème

Un changement de nom, comme un changement de paysage, peut donner l’occasion d’un nouveau départ.

Le pseudonyme comme seconde identité

Dans une certaine mesure, explique Carmela Ciuraru, toute écriture suppose impersonnalisation – la convocation d’un “Je” d’autorité pour fabriquer le locuteur d’un poème ou les personnages d’un roman. L’audacieux poète Walt Withman arrivait à explorer d’autres voix simplement en tant que lui-même. Il embrassait ses multiples possibles. Mais d’autres écrivains ne sont pas capables d’une telle alchimie, ou ne la désirent pas, sans le recours à un alter ego. Si le “Je” qui s’exprime est une construction, jamais intégralement authentique quel que soit le degré d’autobiographie du texte, le recours au pseudonyme permet d’élever cette notion à un autre niveau, en inventant la construction de la construction. Comme l’a écrit Joyce Carol Oates en 1987 dans le New York Times, “La culture d’un pseudonyme peut être comprise comme une sorte de culture in vivo d’une voix narrative qui sous-tend tout travail sur les mots, en le rendant unique et inimitable.”

La fusion d’un auteur et d’un alter ego est une chose imprévisible, selon Carmela Ciuraru. Cela peut devenir comme un mariage, un partenariat fidèle et robuste, ou se révéler une histoire d’amour courte et enivrante. Néanmoins, l’attirance est évidente et indéniable. Entrer dans un nouveau corps ressortit à l’élan érotique. Historiquement, beaucoup d’auteurs étaient des étrangers, vivaient seuls : habiter un autre être leur offrait une intimité qu’ils n’auraient obtenue autrement. En l’absence d’un compagnonnage dans la vie réelle, l’entité pseudonymique peut servir de confidente, de gardienne des secrets, et de bouclier protecteur.

Dans son livre important The Inner Game of Tennis, publié en 1974, Thimoty Gallwey a appliqué la notion de dédoublement au joueur de tennis, en décrivant comment chaque entité entrave ou favorise la performance. Ce qu’il fournit c’est une sorte de guide pour s’améliorer au tennis, mais sans conseil technique. Il se concentre sur ce qu’il décrit comme les deux arènes de l’engagement : le Moi 1 et le Moi 2. Et Carmela Ciuraru de noter que quand le livre est sorti en 1974, des milliers de gens ont écrit à l’auteur qu’ils avaient appliqué avec succès ses préceptes à bien d’autres choses que le tennis, à l’écriture par exemple.

Voici comment Gallwey, qui avait été diplômé de Harvard en littérature, décrit le Moi 1 : il est celui qui parle, le critique, la voix qui surveille, il fait montre de son obstination et son inventivité à barrer la route. Le Moi 1 vous admoneste, il vous considère comme une erreur incorrigible. Mais le Moi 2, lui ne juge pas, il représente la libération dans sa forme la plus pure, il pousse à l’action, il est capable de toute la gamme des sentiments, il peut se révéler extrêmement prolifique. On voit bien ce que, dans le contexte littéraire, le potentiel libérateur d’un Moi numéro 2 peut apporter. Un pseudonyme peut donner à un écrivain la distance nécessaire pour parler avec honnêteté, mais il peut tout aussi bien lui donner la permission de mentir. Tout est possible. Et l’auteur de donner plusieurs exemples sur lesquels je suis obligé de passer, pour en arriver directement aux derniers paragraphes.

Le pseudonyme disparu de l’air du temps

Au milieu du 19e siècle, explique Carmela Ciuraru, ce curieux phénomène du pseudonymat a atteint son plus haut niveau, et comme depuis le milieu du 16e siècle, il était habituel pour un texte d’être publié sans nom d’auteur. Il est intéressant que le déclin du pseudonyme au 20e siècle coïncide avec la généralisation de la télévision et du cinéma. Les gens ayant eu accès à la vie des autres, il est devenu plus compliqué de préserver une vie privée – et peut-être moins désirable. Dans la culture contemporaine, aucune information paraît trop personnelle pour être partagée (ou appropriée). La téléréalité a accru notre appétence à “connaître” les gens célèbres, et les auteurs eux-mêmes ne sont pas immunisés contre les pressions de la promotion personnelle et la révélation d’eux-mêmes ; nous vivons à une époque où, comme le biographe Nigel Hamilton l’a écrit “l’identité propre d’un individu est devenue le centre de beaucoup de discussions.”

Ce n’est pas complètement nouveau, mais avec l’explosion des technologies numériques, poursuit l’auteure, les choses sont entrées dans une spirale incontrôlable. S’exprime bruyamment le désir qu’ont les fans d’interagir, en ligne et personnellement, avec leurs auteurs préférés, dont on attend en retour qu’ils bloguent, qu’ils signent des autographes, qu’ils posent avec l’air joyeux pour les photographes et les événements promotionnels. En même temps que leurs livres, les auteurs eux-mêmes sont vendus comme des produits. Même si la pratique du pseudonymat reste importante, elle a perdu son allure d’antan, et se cantonne à des genres comme le polar et la littérature érotique. Aujourd’hui, user d’un nom de plume est une entreprise qui relève moins du jeu et de la création que du marketing.

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Billet initialement publié sous le titre “Le déclin du pseudonyme” sur InternetActu

Illustrations: Flickr CC PaternitéPas d'utilisation commercialePartage selon les Conditions Initiales koalie PaternitéPas d'utilisation commercialePas de modification 13Moya

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http://owni.fr/2011/08/08/declin-pseudonyme-anonyma/feed/ 6
Le risque de la personnalisation du web http://owni.fr/2011/06/27/le-risque-de-la-personnalisation-du-web/ http://owni.fr/2011/06/27/le-risque-de-la-personnalisation-du-web/#comments Mon, 27 Jun 2011 06:08:50 +0000 Xavier de la Porte http://owni.fr/?p=71269

La lecture de la semaine, il s’agit d’une petite partie d’un article paru dans la New York Review of Books. Intitulé “Mind Control and the Internet” (Internet et le contrôle de l’esprit), l’article de Sue Halpern consiste, comme c’est le cas la plupart du temps dans la New York Review of books, en le développement d’une thèse qui s’appuie sur la critique de plusieurs livres récemment parus.

Je n’ai gardé qu’un passage de ce long article, celui où Sue Halpern recense le livre de Eli Pariser, The Fliter Bubble : What the Internet Is Hiding from You. Ce livre montre notamment que depuis décembre 2009, Google vise à donner à toute requête effectuée sur le moteur de recherche un résultat qui corresponde au profil de la personne qui fait la recherche. Cette correspondance s’applique à tous les usagers de Google, même si elle ne prend effet qu’après plusieurs recherches, le temps qu’il faut à l’algorithme Google pour évaluer les goûts de l’usager.

The Filter BubbleEn d’autres mots, le processus de recherche est devenu personnalisé. Ce qui signifie qu’il n’est plus universel, mais idiosyncrasique et impératif. “Nous pensons tous que quand nous googlons un mot, explique Pariser, tout le monde a les mêmes résultats – ceux que le fameux algorithme de Google, PageRank considère comme faisant autorité du fait qu’un grand nombre de liens pointe vers eux.” Avec la recherche personnalisée, poursuit Pariser “vous obtenez le résultat que l’algorithme de Google pense être le plus adapté à vous en particulier – mais quelqu’un d’autre verra apparaître d’autres résultats. En d’autres mots, il n’y a plus de standard Google”.

Sue Halpern fait une analogie éclairante : c’est comme si en cherchant le même terme dans une encyclopédie, chacun trouvait des entrées différentes – mais personne ne s’en apercevant car chacun étant persuadé d’obtenir une référence standard.

Parmi les multiples conséquences insidieuses de cette personnalisation, il en est une qui inquiète plus particulièrement Sue Halpern, elle explique : “en adaptant l’information à la perception que l’algorithme a de ce que vous êtes, une perception qui est construite à partir de 57 variables, Google vous adresse un matériau qui est susceptible de renforcer votre propre vision du monde et votre propre idéologie. Pariser raconte par exemple qu’une recherche sur les preuves du changement climatique donnera des résultats différents à un militant écologiste et au cadre d’une compagnie pétrolière, et donnera aussi un résultat différent à quelqu’un dont l’algorithme suppose qu’il est démocrate, et à un autre dont l’algorithme suppose qu’il est républicain (évidemment, pas besoin de déclarer qu’on est l’un ou l’autre, l’algorithme le déduit de nos recherches). De cette manière, poursuit Sue Halpern, l’internet, qui n’est pas la presse, mais qui souvent fonctionne comme la presse en disséminant les informations, nous préserve des opinions contradictoires et des points de vue qui entrent en conflit avec les nôtres, tout en donnant l’impression d’être neutre et objectif, débarrassé de tous les biais idéologiques qui encombrent le traitement de l’information dans la presse traditionnelle.”

L’exemple du débat sur le changement climatique

Et Sue Halpern de citer une étude récente (.pdf) menée entre 2001 et 2010 au sujet du changement climatique. Cette étude montrait qu’en 9 ans, alors qu’un consensus scientifique s’établissait sur le changement climatique, la part des républicains pensant que la terre se réchauffait passait de 49 % à 29 %, celle des démocrates de 60% à 70 %, comme si les groupes recevaient des messages différents de la science, avec pour conséquence de rendre impossible tout débat public. Et pour Sue Halpen, c’est ce que suggère ce que Elie Pariser raconte sur Google : si ce sont nos propres idées qui nous reviennent quand on fait une recherche, on risque de s’endoctriner nous-mêmes, avec notre propre idéologie. Pariser explique :

La démocratie requiert du citoyen qu’il voit le problème du point de vue de l’autre, et nous, nous sommes de plus en plus enfermés dans notre bulle. La démocratie requiert de s’appuyer sur des faits partagés, et nous, on nous offre des univers parallèles, mais séparés.

Sue Halpern poursuit sa diatribe : “Il n’est pas compliqué de voir ce à quoi cela nous mènerait – toute organisation dotée d’un agenda (un lobby, un parti politique, une entreprise, un Etat…) pourrait noyer la chambre d’écho avec l’information qu’elle veut diffuser. (Et dans les faits, c’est ce qui s’est produit à droite avec le changement climatique). Qui s’en rendrait compte ?”

Et Sue Halpern de citer les propos que Tim Berners-Lee, l’inventeur du Word Wide Web, tenait récemment dans Scientific American :

Le web tel que nous le connaissons est menacé… Parmi ses habitants qui connaissent le plus grand succès, certains ont commencé à pervertir ses principes… Des États – totalitaires tout autant que démocratiques – contrôlent les comportements en ligne, mettant en danger les droits de l’homme.

Billet initialement publié sur InternetActu

Image Flickr CC PaternitéPas d'utilisation commerciale melanie.phung

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Quelle sorte de cyborg voulez-vous être? http://owni.fr/2011/06/03/homme-machine-intelligence-sorte-cyborg-voulez-vous-etre/ http://owni.fr/2011/06/03/homme-machine-intelligence-sorte-cyborg-voulez-vous-etre/#comments Fri, 03 Jun 2011 10:51:42 +0000 Xavier de la Porte http://owni.fr/?p=65863 Xavier de la Porte, producteur et animateur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, effectue chaque semaine une lecture d’article dans le cadre de son émission. Cet article a été publié le 6 avril sur InternetActu.

La lecture de la semaine, encore une fois, sera une chronique de Clive Thompson dans le dernier numéro du magazine américain Wired, car, encore une fois, cette chronique est tout à fait passionnante. Son titre n’est pas ce qu’elle a de mieux, mais il est suffisamment intriguant pour donner envie de poursuivre : “Avantage aux Cyborgs : pourquoi l’accès à une intelligence supérieure passe par l’amélioration des relations avec vos assistants numériques.” Je vous rassure, la suite est plus claire.

Clive Thompson commence par poser une question obsédante et désormais classique:

Qui, de l’homme ou de la machine, est le plus intelligent?

En 1997, rappelle Thompson, Deep Blue, le superordinateur d’IBM, a fait nettement pencher la balance en faveur des robots en battant Garry Kasparov aux échecs. Deep Blue a gagné parce que les ordinateurs peuvent produire, à la vitesse de la lumière, des calculs presque infinis : ce dont les humains sont incapables. Ce fut le prima de la force brute, de la capacité à passer en revue des millions de mouvements possibles pour trouver les meilleurs. Ce n’est pas comme ça que les humains jouent aux échecs. Les Grands Maîtres, nous rappelle encore Thompson, s’appuient, pour choisir le bon mouvement, sur des stratégies et des intuitions fournies par des années d’expérience et d’étude. Les intelligences humaines et artificielles ne travaillent pas de la même manière, ce qui a donné à Kasparov une idée intrigante.

C’est là où le papier de Thompson commence à nous apprendre quelque chose (en tout cas à m’apprendre quelque chose). Quelle fut l’idée de Kasparov ? Et si, au lieu de faire s’affronter les humains et les machines, on les faisait travailler en équipe ? Kasparov a donc créé ce qu’il a appelé les advanced chess, les “échecs avancés”, dans lesquels les joueurs sont assistés par un logiciel. Chaque compétiteur entre la position de ses pièces dans l’ordinateur et utilise les mouvements proposés par le programme pour faire ses choix.

La revanche des esprits moyens

En 2005, dans un tournoi en ligne où tout le monde pouvait concourir, certaines paires humain-machine étaient tout à fait étonnantes. Mais celle qui remporta le tournoi ne comptait aucun Grand Maître, ni aucun des superordinateurs présents dans la compétition. Ce fut une équipe d’amateurs d’une vingtaine d’années, assistés par des PC ordinaires et des applications bon marché qui l’emporta. De quoi ont-ils tiré leur supériorité ? La réponse apportée par Thompson commence à nous éclairer sur le sens de son titre. Leur supériorité est venue de leur aptitude à tirer le meilleur parti de l’aide que leur apportait l’ordinateur. Ils savaient mieux que les autres entrer leurs mouvements dans la machine, ils savaient quand il fallait consulter le logiciel et quand il valait mieux ne pas suivre ses conseils. Comme Kasparov l’a dit ensuite, un être humain faible avec une machine peut se révéler meilleur qu’un être humain fort avec une machine si l’être humain faible a une meilleure méthode. En d’autres termes, selon Thompson, les entités les plus brillantes de notre planète ne sont ni les êtres humains les plus accomplis ni les machines les plus accomplies. Ce sont des gens à l’intelligence moyenne qui ont une aptitude particulière à mêler leur intelligence à celle de la machine.

Le grand-maître Ponomariov en 2005 face à la machine

Et pour Thompson, cela ressemble beaucoup à ce qui se passe dans nos vies. Aujourd’hui, nous sommes continuellement engagés dans des activités “cyborguiennes”. On utilise Google pour trouver une information, on va sur Twitter ou Facebook pour se tenir au courant de ce qui arrive aux gens qui nous intéressent, et d’autres choses encore.

Or, un grand débat oppose ceux qui adorent notre vie moderne et numérique à ceux qu’elle perturbe. D’après Thompson, l’exemple fourni par les échecs nous montre pourquoi il existe un tel fossé. Ceux qui sont excités par les technologies sont ceux qui ont optimisé leurs méthodes, ceux qui savent comment et quand on s’appuie sur l’intelligence de la machine. Ceux qui ont adapté leur profil Facebook, configuré leurs fils RSS, etc. Et même, plus important, ceux qui savent aussi quand il faut s’écarter de l’écran et ignorer le chant des distractions qui nous appellent en ligne. Le résultat, c’est qu’ils se sentent plus intelligents et plus concentrés. A l’inverse, ceux qui se sentent intimidés par la vie en ligne n’atteignent pas cet état délicieux. Ils ont l’impression qu’internet les trouble, qu’il les rend “bêtes” pour reprendre le mot de Nicholas Carr.

Or, et on ne peut que donner raison à Clive Thompson, on ne peut pas faire comme si l’âge des machines étaient en passe de s’achever. Il est certain que l’on va de plus en plus dépendre de l’assistance numérique pour penser et se socialiser. Et trouver le moyen d’intégrer l’intelligence de la machine à nos vies personnelles est le défi le plus important qui nous soit offert. Quand s’en remettre à la machine ? Quand se fier à soi-même ? Il n’y a pas, d’après Thompson, de réponse univoque, et il n’y en aura jamais. Il s’agit là, selon lui, d’une quête personnelle. Mais en aucun cas nous ne devons éluder la question tant les avantages cognitifs sont grands pour ceux qui savent le mieux penser avec la machine. Au final, dit Thompson, la vraie question est : “quelle sorte de cyborg voulez-vous être ?”

Cette chronique de Thompson est passionnante pour elle-même, mais elle l’est aussi, me semble-t-il, pour ce qu’elle ouvre comme pistes. Et notamment, pour une explication qu’elle peut apporter à la crainte d’une partie des élites, et des élites françaises en particulier, face à l’internet. Car si Thompson, à la suite de Kasparov, a raison, si une intelligence moyenne alliée à une bonne maîtrise de la machine renverse les hiérarchies au point de se révéler supérieure à des années de travail et d’accumulation de savoir ; si cette règle s’avère exacte dans d’autres disciplines que dans les échecs, alors quelle supériorité resterait à ceux qui savent, ceux que l’on considère comme très intelligents, mais qui vivent sans les machines, qui les craignent, les méprisent, et ne s’en servent pas ? Et s’il y avait, derrière les arguments des contempteurs d’internet, la manifestation de cette crainte, la crainte d’un monde dans lequel ils ne domineraient plus, d’un monde qui menacerait leur position. Ça n’est qu’une hypothèse, mais il faut avouer qu’elle est tentante.


Article initialement publié sur InternetActu

Photos FlickR CC : Paternité par thrig et Paternité par erral

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http://owni.fr/2011/06/03/homme-machine-intelligence-sorte-cyborg-voulez-vous-etre/feed/ 8
Un nouvel appendice pour l’espèce humaine? http://owni.fr/2011/04/21/de-la-teratologie-a-lere-numerique/ http://owni.fr/2011/04/21/de-la-teratologie-a-lere-numerique/#comments Thu, 21 Apr 2011 10:20:09 +0000 Xavier de la Porte http://owni.fr/?p=57259 La lecture de la semaine, il s’agit d’un article mis en ligne le 18 mars dernier sur le site de l’hebdomadaire américain The Nation, il s’intitule : “My monster, My Self”; “Mon monstre, mon Moi”, et on le doit à Gary Greenberg, psychothérapeute. Le papier d’origine est très long, son cœur consiste en une critique des livres de Nicholas Carr, The Shallows, et William Powers Hamlet’s BlackBlerry. Critique intéressante, mais je n’ai gardé que le début et la fin de l’article, qui en concentre la thèse. Extraits.

“Un autre membre ou un truc dans le genre”

“Il y a trois ans environ, une famille a fait irruption dans mon cabinet, elle venait pour la première fois. Le père avait de bonnes joues, les cheveux bouclés et un air de chien battu ; la mère, qui était à l’initiative de la consultation, était parfaitement coiffée et maquillée. Leur fille, sujet de la visite, était une jolie jeune fille de quinze ans, mais elle avait l’air maussade, et avançait le dos voûté, comme si elle marchait dans une tempête. Quand ils sont entrés, je leur ai serré la main. La jeune fille, appelons-la Kate, me tendit sa main gauche. Ma réaction fut un regard vers sa main droite, je m’attendais à y voir un plâtre ou une attèle. S’y trouvait en fait un téléphone portable mauve et pailleté, du genre, nouveau à l’époque, de ceux dont le clavier se glisse sous l’écran comme un lit gigogne. Pendant les 50 premières minutes de la consultation, je n’ai vu de Kate que le sommet de son crâne, elle a gardé les yeux fixés sur l’écran et a tapoté sur son clavier sans prêter aucune attention à la discussion. A aucun moment elle ne s’est détachée du téléphone, ni le téléphone d’elle, même quand elle répondait, en vociférant parfois, aux plaintes que ses parents formulaient à son égard. De leur côté, les parents n’ont fait aucun commentaire sur l’occupation de leur fille.

Pendant la visite, je n’ai fait aucune mention ni du téléphone de Kate, ni de l’apparent aveuglement de ses parents quant au comportement de leur fille. Un thérapeute apprend à ne jamais remettre en question trop vite les normes d’une famille. [...] Mais lors de la visite suivante, avant qu’elle ne s’asseye, j’ai demandé à Kate de me donner son téléphone. Ses parents, déjà assis, se sont figés alors qu’elle levait les yeux vers moi. C’était, je m’en rendais compte alors, la première fois que je voyais ses yeux, et j’y ai lu un mélange de peur et de colère, qui n’était pas sans rappeler le raton laveur coincé dans le potager d’un jardinier enragé. “Pourquoi ?”, m’a-t-elle demandé. “Parce que j’ai vraiment du mal à me concentrer quand tu es distraite, lui ai-je dit. Je me demande tout le temps ce qui se passe sur ton téléphone, et je me dis que quoi qu’il s’y passe, ça doit être beaucoup plus intéressant que ce qui se dit dans ce cabinet.” “Ca c’est sûr” a-t-elle répondu. “Évidemment, ai-je repris. Rien ne peut égaler ce qui est sur ton téléphone. Mais il nous faut parfois prêter attention à des choses moins intéressantes.” J’ai tendu ma main, elle y a mis son téléphone. Il était moite. J’avais l’impression de sentir la marque de ses doigts sur les bords arrondis. “C’est presque comme si ton téléphone était une partie de toi”, ai-je ajouté en le posant sur mon bureau “comme un autre membre ou un truc dans le genre.”

De la variation du Moi

“Eh ben c’est le cas, mon gars”, a-t-elle dit en soutenant mon regard. Ce n’était pas la première fois qu’un enfant me renvoyait à l’état de fossile. [...] Mais le fossé qui me séparait de Kate n’était pas culturel ou politique. Il tenait au fait que nous nous faisions une idée différente de nous-mêmes. Mon commentaire, qui n’avait pas de cause particulière, ne lui avait rien appris qu’elle ne sache – à savoir qu’elle était fondamentalement différente de moi, et du reste des adultes avec lesquels elle devait partager la planète. Nous, nous ne n’avions que quatre membres. Elle en avait cinq, et avec cet appendice supplémentaire, elle pouvait s’extraire de son petit moi clos et rejoindre le vaste monde – en tout cas le monde qui pouvait prendre vie dans son écran. [...]

Le Moi change. Pas seulement au cours de nos petites vies, ce sur quoi, nous, les thérapeutes, essayons d’agir, mais il change au cours de l’histoire humaine. L’idée qu’on se fait de l’être humain, de ce que devons attendre de nous-mêmes, de ce qui fait qu’une vie est réussie, des moyens à employer pour la réussir – tout cela est transformé par le temps et les circonstances, d’une manière qu’on ne peut observer que rétrospectivement, et encore, à travers une vitre ternie par les préjugés de celui qui regarde derrière lui. Il est très dur de nous observer nous-mêmes dans une époque qui change, et de comprendre une transformation qui a lieu sous nos yeux, il est encore plus dur de déterminer si on peut agir sur cette transformation.

Je passe sur le long développement central pour arriver à la fin du texte.

L’homme, sorte de Dieu prothétique, sorte de monstre

En 1930, dans Malaise dans la civilisation, Freud écrivait : “L’homme est devenu une sorte de Dieu prothétique. Quand il se pare de tous ses organes auxiliaires, il est magnifique, mais ces organes ne se sont pas développés avec lui et ils lui causent grand souci. L’avenir apportera avec lui des avancées nouvelles et probablement inimaginables dans le domaine de la civilisation, et il accroitra la ressemblance de l’homme avec dieu. Mais dans l’intérêt de nos investigations, nous n’oublierons pas que l’homme d’aujourd’hui ne tire pas grand bonheur de cette ressemblance.”

La métaphore est instructive, reprend Greenberg. “Avec les technologies, suggère Freud, nous ne sommes pas seulement devenus magnifiques, nous sommes aussi devenus des monstres. Kate, avec son téléphone portable, ces piétons dans la ville qui ont les yeux fixés sur des écrans qui leur montrent des images et des mots venus d’ailleurs, ces jeunes et les adultes qui se demandent pour ami et s’envoient des tweets, ne sont-ils pas des dieux prothétiques, qui tiennent le monde entier dans leur main ? Ne sont-ils pas aussi des monstres ?”

“Il y a quelque chose de vraiment magnifique dans l’Internet” dit Greenberg, et il avoue l’utiliser sans cesse. “Le bureau qui me relie au web est ma prothèse, dit-il, de la manière que le téléphone de Kate est la sienne. Et cet organe auxiliaire, qui n’est qu’imparfaitement relié à moi, me cause aussi du souci. L’autre jour, je regardais un film dans lequel jouait Jeanne Moreau, raconte Greenberg, et je me demandais quel âge elle avait au moment du tournage. Avant même que je me formule la question à moi-même, je fis le geste de googler – sauf que mon ordinateur n’était pas là où il devait être. J’avais fait le même geste atroce que l’amputé qui veut attraper une cigarette avec sa main perdue. Je ne sais pas ce qui était pire – la présence-absence de mon appendice fantôme ou le fait qu’il me manque autant.”

Conclusion provisoire de Greenberg : nous sommes devenus méconnaissables à nous-mêmes, nous sommes devenus des monstres.

Le problème dit Greenberg, c’est qu’il est compliqué de faire une critique profonde de la technologie sans devenir un peu réactionnaire, qu’il est impossible de tuer le monstre numérique, sans recourir à des fourches et à des torches. Et puis, ajoute-t-il, “le dégoût est la source de la bigoterie, il voue aux gémonies ce qui est nouveau et différent, il nous amène à oublier ce qu’il y a de sublime dans le monstre.”

Les “Moi(s)” du futur auront peut-être des Bluetooth implantés, des pouces pointus et, qui sait, des yeux sur le sommet du crâne. Ce qui est une prothèse pour nous aura grandi sur eux, mais ils auront de nouvelles coutures auxquelles il faudra se confronter. Et ces futurs auront aussi leurs propres mécontentements, leurs propres monstres et leurs propres passés à remâcher.


Chronique initialement diffusée dans Place de la Toile sur France Culture et publiée sur InternetActu sous le titre “Le “monstre magnifique” de la technologie fait-il changer “le Moi” ?”

Les principales citations de cet article ont été initialement publiées sous copyright dans un article de The Nation, signé Gary Greenberg.

Illustrations CC : Marion Kotlarski, Jean-Pierre Lavoie, Van Den Berge



Retrouvez tous les articles de notre dossier “monstres” sur OWNI.
- “Le corps jugé monstrueux n’a pas d’humanité”
- Freaks: espèce de salles obscures

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Internet, grand absent de la littérature contemporaine http://owni.fr/2011/02/05/internet-grand-absent-de-la-litterature-contemporaine/ http://owni.fr/2011/02/05/internet-grand-absent-de-la-litterature-contemporaine/#comments Sat, 05 Feb 2011 15:00:56 +0000 Xavier de la Porte http://owni.fr/?p=45345 La lecture de la semaine est un article paru dans le quotidien britannique The Guardian le 15 janvier dernier. On le doit à Laura Miller, il est intitulé “Comment le roman en est venu à parler de l’internet”.

Laura Miller commence par un constat : comme David Foster Wallace l’avait fait dans les années 90 à propos de la télévision, elle s’étonne que très peu d’écrivains américains ne relèvent le défi d’intégrer Internet dans leurs textes. Et Laura Miller d’observer qu’il y a plusieurs stratégies à l’œuvre.

Écrire un roman historique est la manière la plus simple d’éviter de se confronter à Internet, il suffit pour cela de faire remonter son histoire à une décennie ou deux.

Autre stratégie, les auteurs peuvent utiliser des populations qui sont à l’écart de la modernité pour des raisons culturelles, comme les immigrés récents et leurs familles – un choix très courant dans la fiction contemporaine, note Laura Miller. Il y a aussi le recours aux marginaux géographiques, les gens qui vivent dans des zones rurales reculées où l’accès au réseau est difficile. Il est notable que nombre de fictions américaines récentes se déroulent dans des ranchs. Elle cite quelques exemples. Et c’est particulièrement curieux, note-t-elle, quand vous considérez que la plus grande majorité des gens qui écrivent et lisent ces livres habitent dans des villes ou leurs proches environs. Peut-être est-ce parce que les personnages de ces romans qui se déroulent dans des ranchs passent la plupart de leur temps à conduire des camions sur des routes infinies, ou à grimper des sommets enneigés pour secourir des animaux, scénarios dans lesquels il n’y a aucun danger qu’une télé soit allumée ou un ordinateur ouvert.

Réel vs idéal

Le romancier américain, explique Laura Miller, est balloté entre deux impératifs de plus en plus contradictoires. Le premier est l’injonction à dépeindre la vie quotidienne. C’est sans doute un cliché, mais l’idée que les écrivains sont les mieux placés pour dire les dilemmes de la vie contemporaine est tenace. Après les attentats du 11 septembre, tout écrivain de fiction a reçu des dizaines d’appels de rédacteurs en chef cherchant des idées et réflexions qu’une usine de journalistes accomplis n’était manifestement pas en mesure de convoquer par eux-mêmes.

Ce qui nous amène à l’autre territoire désigné du romancier américain : la profondeur muséographique. Plus la littérature est conduite vers les faubourgs de la culture, plus elle est chérie comme un sanctuaire, loin de tout ce qu’il y a de vulgaire, de superficiel et factice dans cette culture. La littérature devient alors le lieu où l’on se retire quand on est fatigué des divorces de stars, des intrigues de bureau, des procès du siècle, des derniers produits Apple, des engueulades par mail, et du sexting – bref, quand on est lassé de ce qui occupe l’esprit et les conversations de tout autre que nous-mêmes.

Si ces deux missions semblent incompatibles, c’est parce qu’elles le sont vraiment. Pour les accomplir toutes les deux ensemble, il faut être capable de dériver de l’atemporel à une série de frivoles maintenant, et il faut persuader les lecteurs que vous leur avez donné ce qu’ils voulaient en leur présentant ce qu’ils essayaient de fuir en venant vous voir. Rien de surprenant à ce que les romanciers américains aient trouvé plus simple de se retirer de la course à la vie quotidienne, surtout quand la télévision était l’ennemi désigné. Bien sûr, les gens passent (ou passaient) six heures par jour à regarder la télévision, mais, dans les faits, ils ne font rien quand ils sont face à leur télé. Vous pouvez tout à fait traiter ce temps de la même manière que celui que vos personnages passent à dormir : en faisant comme s’il n’existait pas.

Nouveaux territoires de l’activité quotidienne

En revanche, et comme on nous le répète à longueur de journée, il en va tout autrement avec l’Internet. Seule une petite partie du temps passé sur Internet relève de la consommation passive, le reste a complètement supplanté les anciens territoires de l’activité quotidienne et de l’interaction humaine. Et Miller de citer les sites de téléchargements qui ont remplacé les disquaires, les sites de rencontre qui ont remplacé les bars et soirées, les smartphones qui nous empêchent de nous perdre, les réseaux sociaux qui font ressurgir les vieilles amours et amitiés, etc.

L’internet a changé notre vie d’une manière infiniment plus profonde que la télévision, mais la plupart des romanciers – et j’entends par là ceux qui font une littérature réaliste, avec des intrigues et des personnages – ont scrupuleusement évité d’en faire un sujet espérant peut-être que, comme la télévision, on pouvait faire comme si ça n’existait pas. Ils ont laissé le champ aux auteurs d’anticipation, comme William Gibson ou Cory Doctorow, ou aux auteurs de romans policiers. Certes, il y a toute une flopée de romans gadget – comme des romans à l’eau de rose écrits entièrement en mail ou en texto –, mais les descriptions un peu sérieuses de la manière dont la technologie s’inscrit dans la vie des gens sont très rares.

Vers un renouveau

La situation commence à changer. Et l’auteure de citer plusieurs romans américains parus ces dernières années qui se sont emparés de ces questions : David Foster Wallace dans The Pale King, son roman posthume, Jonathan Lethem et son Chronic City qui vient de paraître chez L’Olivier, The Financial Lives of the Poets de Jess Walter (La vie financière des poètes qui devrait paraître en avril chez Rivages), Glover’s Mistake de Nick Laird, Freedom, le dernier Jonathan Franzen, Super Sad True Love Story de Gary Shteyngart et A Visit from the Goon Squad de Jennifer Egan. Je ne vais pas reproduire ici les analyses que fait Miller de chacun de ces textes, vous les trouverez si ça vous intéresse dans l’article original du Guardian.

Je remercie Hubert Guillaud d’avoir signalé ce texte qui fait parfaitement écho à des conversations que nous avons eues plusieurs fois, et où l’on déplorait conjointement l’absence des problématiques numériques dans la littérature contemporaine française. Je suis presque satisfait de constater qu’il en a longtemps été de même dans la littérature contemporaine américaine. Il faudrait aussi signaler les exceptions. Houellebecq, je l’ai déjà fait ici, mais aussi Virginie Despentes, et son dernier roman Apocalypse Bébé, dont je parlerai prochainement.

>> Article initialement publié sur Internet Actu

>> Crédits Photo Flickr CC : brianjmatis, visual07, Vlastula

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http://owni.fr/2011/02/05/internet-grand-absent-de-la-litterature-contemporaine/feed/ 13
WikiLeaks, la comédie du pouvoir révélée http://owni.fr/2011/01/30/wikileaks-la-comedie-du-pouvoir-revelee/ http://owni.fr/2011/01/30/wikileaks-la-comedie-du-pouvoir-revelee/#comments Sun, 30 Jan 2011 16:42:24 +0000 Xavier de la Porte http://owni.fr/?p=44251 La lecture de la semaine, il s’agit d’un texte paru dernièrement dans la London Review of Books, texte du philosophe slovène Slavoj Zizek et dont le titre est à lui seul une invitation à la lecture : “Des bonnes manières au temps de WikiLeaks”. Ce texte est très long, je me suis permis de n’en traduire qu’une partie.

Jusqu’ici, l’histoire de WikiLeaks a été présentée comme une lutte entre WikiLeaks et l’empire américain : la publication de documents confidentiels du gouvernement américain est-il un acte de soutien à liberté d’expression, de soutien au droit que les gens ont de savoir, ou un acte terroriste représentant une menace pour la stabilité des relations internationales ? Et si ça n’était pas la bonne question ? Et si la vraie bataille idéologique et politique avait lieu à l’intérieur même de WikiLeaks : entre l’acte radical consistant à publier des documents secrets et la manière dont cet acte a été réinscrit dans le champ idéologico-politique par, entre tous, WikiLeaks lui-même ?

WikiLeaks : l’apologie du modèle conspirationniste ?

Cette réinscription ne concerne pas en premier lieu la compromission entrepreneuriale, c’est-à-dire l’accord passé entre WikiLeaks et les cinq grands journaux auxquels a été concédée l’exclusivité de la publication. Ce qui est bien plus important, c’est le modèle conspirationniste de WikiLeaks : un groupe secret (les bons) attaque les mauvais (le Département d’État américain). Si l’on s’en tient à cette manière de voir les choses, les ennemis sont ces diplomates américains qui dissimulent la vérité, qui manipulent les opinions publiques et humilient leurs alliés dans la poursuite éhontée de leurs propres intérêts. Le “pouvoir” est détenu par ces méchants d’en haut, et il n’est pas conçu comme quelque chose qui irradie tout le corps social et détermine la manière dont nous travaillons, dont nous pensons et consommons.

Ce mode conspirationniste est appuyé par ce qui est en apparence son opposé, à savoir l’appropriation libérale de WikiLeaks en tant que chapitre supplémentaire à la glorieuse histoire de la lutte pour la “liberté de l’information” et “le droit qu’ont les gens de savoir”. Cette perspective réduit WikiLeaks à une forme radicale de journalisme d’investigation. Ici, nous ne sommes pas loin de l’idéologie défendue par des Blockbusters comme Les Hommes du Président ou L’Affaire Pélican, dans lesquels des gens ordinaires découvrent un scandale qui touche jusqu’au président, le forçant à la démission. La corruption y est montrée comme l’apanage des puissants, et l’idéologie de ces films réside dans leur message final : quel beau pays que le nôtre, quand quelques types comme vous et moi peuvent faire tomber le président, l’homme le plus puissant du monde.

L’ultime preuve du pouvoir de l’idéologie dominante est de laisser libre cours à ce qui apparaît comme une critique violente. L’anticapitalisme n’est pas en reste de nos jours. Nous sommes submergés par les critiques des horreurs du capitalisme : des livres, des enquêtes de journalistes, des documentaires télé, qui montrent les entreprises qui polluent sans vergogne l’environnement, les banquiers corrompus qui continuent de recevoir d’énormes bonus pendant que leurs banques sont sauvées par l’argent public, les fabriques de vêtements où des enfants travaillent comme esclaves, etc. Cependant, il y a un problème : ce qui n’est jamais questionné dans ces critiques, c’est l’arrière-fond démocratico-libéral qui sous-tend le combat contre ces excès. Le but (implicite ou explicite) est de démocratiser le capitalisme, d’étendre le contrôle démocratique de l’économie grâce à la pression des médias, des enquêtes parlementaires, des lois, des enquêtes de police ou je ne sais quoi encore. Mais le système institutionnel de l’état démocratique bourgeois n’est jamais remis en question. Il reste sacro-saint, même aux formes les plus radicales de l’éthique anticapitaliste (le forum social mondial, etc.).

Le paradoxe de l’espace public

On ne peut pas regarder WikiLeaks avec ce prisme-là. Il y a depuis le début dans ces actions quelque chose qui va largement au-delà des conceptions libérales de la liberté d’information. Les excès ne sont pas à chercher dans le contenu. La seule surprise dans les révélations de WikiLeaks est qu’elles ne contiennent aucune surprise. N’y avons-nous pas appris exactement ce que nous nous attendions à y apprendre ? Le vrai trouble réside dans le niveau de ces “apparences” : nous ne pouvons plus faire comme si nous ne savions pas ce que tout le monde sait que nous savons. Tel est le paradoxe de l’espace public : même si tout le monde est au courant d’un fait désagréable, le dire en public change tout. L’une des premières mesures prises par le nouveau pouvoir bolchévique en 1918 fut de rendre public le corpus complet de la diplomatie secrète du Tsar, tous les accords secrets, etc. Là encore, la cible était le fonctionnement complet de l’appareil d’État.

Ce que menace WikiLeaks, c’est le fonctionnement même du pouvoir. Les vraies cibles ici n’étaient pas les détails dégueulasses et les individus qui en sont responsables ; pas ceux qui sont au pouvoir, pour le dire autrement, mais le pouvoir lui-même, sa structure en elle-même. Il ne faut pas oublier que le pouvoir comprend non seulement les institutions et leurs lois, mais aussi les manières légitimes de le défier (presse indépendante, ONGs, etc.). Comme l’a dit l’universitaire indien Saroj Giri, WikiLeaks “a défié le pouvoir en défiant les canaux traditionnels de défi du pouvoir et de révélation de la vérité”. Le but des révélations de WikiLeaks n’était pas simplement de mettre dans l’embarras ceux qui sont au pouvoir, mais de nous amener à nous mobiliser pour trouver une manière de faire fonctionner le pouvoir qui nous amènerait au-delà des limites de la démocratie représentative.

Néanmoins, c’est une erreur de penser que révéler l’intégralité de ce qu’on nous a tenu secret nous libérera. La prémisse est fausse. La vérité libère, certes, mais pas cette vérité-là. Bien sûr, on ne peut pas se fier à la façade, aux documents officiels, mais on ne peut pas non plus se fier aux ragots qui sont échangés derrière la façade. L’apparence, le visage public, n’est jamais une simple hypocrisie. E.L. Doctorow a dit un jour que les apparences sont tout ce que nous avons et que nous devrions donc les traiter avec soin. On dit souvent que la vie privée disparaît, que les secrets les plus intimes sont désormais ouverts à la vue de tous. Mais, en réalité, c’est l’inverse : ce qui disparaît, c’est l’espace public, avec la dignité qui l’accompagne. Les cas abondent dans notre vie quotidienne où ne pas tout dire est l’attitude adéquate. Dans Baisers volés, Delphine Seyring explique à son jeune amant la différence entre la politesse et le tact :

Imagine que tu entres par inadvertance dans une salle de bains où une femme est nue sous la douche. La politesse exige que tu fermes vite la porte et que tu dises « Pardon, madame ! » alors que le tact consisterait à fermer rapidement la porte et dire : « Pardon monsieur ! »

Ce n’est que dans le second cas, en donnant l’impression ne pas en avoir vu assez pour statuer sur le sexe de la personne qui est sous la douche, que l’on fait vraiment preuve de tact.

Exemple d’un cas suprême de tact en politique : la rencontre secrète entre Alvaro Cunhal, le leader du parti communiste portugais, et Ernesto Melo Antunes, un membre démocrate du groupe de militaires responsable du coup d’État contre le régime de Salazar en 1974. La situation était extrêmement tendue : d’un côté, le Parti communiste était prêt à lancer la vraie révolution socialiste, en s’emparant des usines et des terres (des armes avaient déjà été distribuées aux gens) ; d’un autre côté, les conservateurs et les libéraux étaient prêts à empêcher la révolution par tous les moyens, y compris l’intervention de l’armée. Antunes et Cunhal ont passé un accord sans le rendre publique : pas un accord à proprement parler – publiquement, ils étaient en total désaccord -, mais ils quittèrent la rencontre en ayant compris que les communistes n’entameraient pas de révolution socialiste, mais qu’ils laisseraient s’établir un état démocratique normal, et que les militaires anti-socialistes n’interdiraient pas le Parti communiste et l’accepteraient comme un élément clé du processus démocratique. Certains considèrent que cette rencontre discrète a sauvé le Portugal de la guerre civile. Et les participants sont restés discrets, même bien plus tard. Voici comment agissent en politique les gentlemen de gauche.

La désintégration des apparences

Mais il y a des moments – des moments de crise du discours hégémonique – où l’on devrait prendre le risque de provoquer la désintégration des apparences. C’est un tel moment que décrit le jeune Marx en 1843. Dans sa Critique de la Philosophie du Droit de Hegel, il diagnostique le déclin de l’ancien régime germanique dans les années 1830 et 1840 comme une répétition grotesque de la chute de l’Ancien Régime français. L’Ancien Régime français était tragique “aussi longtemps qu’il crut et dut croire en ses propres justifications”. Le régime germanique “ne fait qu’imaginer qu’il croit en lui-même et demande au monde d’imaginer la même chose. S’il croyait dans sa propre essence, chercherait-il refuge dans l’hypocrisie et le despotisme ? L’ancien régime d’aujourd’hui n’est que le comédien dans un ordre du monde où les vrais héros sont morts.” Dans une telle situation, la honte est une arme :

La pression exercée actuellement doit se rendre plus pressante encore en y ajoutant la conscience de la pression, la honte doit être rendue plus honteuse en la rendant publique.

C’est précisément là où nous en sommes aujourd’hui : nous sommes face au cynisme sans vergogne d’un ordre global dont les agents se contentent d’imaginer qu’ils croient dans les idées de démocratie, de droits de l’homme et du reste. A travers des actes comme les révélations de WikiLeaks, la honte – la honte que nous concevons à tolérer un tel pouvoir au-dessus de nous – devient plus honteuse, car elle a été rendue publique. Quand les États-Unis interviennent en Irak pour apporter la démocratie et que le résultat est de renforcer le fondamentalisme religieux et de donner plus de poids à l’Iran, ce n’est pas l’erreur tragique d’un agent sincère, mais le cas d’un escroc cynique qui est battu à son propre jeu.

Article initialement publié sur InternetActu

Illustration CC Flickr: Олександр, cliff1066, LWY, Horia Varlan

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Quelle philosophie est inscrite dans Facebook? http://owni.fr/2010/12/27/quelle-philosophie-est-inscrite-dans-facebook/ http://owni.fr/2010/12/27/quelle-philosophie-est-inscrite-dans-facebook/#comments Mon, 27 Dec 2010 10:35:58 +0000 Xavier de la Porte http://owni.fr/?p=40055 La lecture de la semaine, il s’agit d’un article de Zadie Smith, qui vient de paraître dans la New York Review of Books [en]. Zadie Smith est une jeune écrivaine britannique, dont le premier roman, Sourire de loup, avait connu un succès mondial et parfaitement mérité. Elle signe pour la New York Review of Books un excellent papier sur The Social Network, le film de David Fincher qui raconte la naissance de Facebook. Comme tous les papiers de la New York Review of books, celui-ci est très long, je vous incite tous à le lire dans son intégralité, tant il est intelligent et drôle, je ne vous en donnerai qu’un aperçu.

Zadie Smith fait une longue et très fine critique du film de Fincher, mais, après avoir raconté qu’elle était étudiante à Harvard à peine 9 ans avant Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook, elle dit ressentir une forme de malaise devant le monde qu’est en train de fabriquer sa génération. Et essaie de comprendre pourquoi.

“Vous voulez être pleine d’optimisme pour votre génération. Vous voulez aller à son rythme et ne pas vous effrayer de ce que vous ne comprenez pas. Pour le dire autrement, si vous vous sentez mal à l’aise dans le monde qu’elle fabrique, vous voulez avoir une bonne raison pour l’être. Le programmeur de génie et pionnier de la réalité virtuelle Jaron Lanier [en] n’appartient pas à ma génération, mais il nous connaît et nous comprend bien. Il a écrit un livre court et effrayant, You’re not a Gadget, qui fait écho à mon malaise [...]. Lanier s’intéresse à la manière dont les gens se réduisent pour faire d’eux-mêmes une description informatique qui leur semble la plus appropriée. “Les systèmes d’information, écrit-il, ont besoin d’information pour fonctionner, mais l’information sous-représente la réalité.”

La vie devient une base de données

Dans la perspective de Lanier, reprend Zadie Smith, il n’y a pas de parfait équivalent informatique à ce qu’est une personne. Dans la vie, nous en sommes tout à fait conscients, mais dès qu’on est en ligne, on l’oublie facilement. Dans Facebook, comme dans tous les autres réseaux sociaux, la vie devient une base de données. C’est une dégradation, qui, selon Lanier est “fondée sur une erreur philosophique la croyance que les ordinateurs d’aujourd’hui puissent représenter la pensée humaine ou les relations humaines”.

“Instinctivement, reprend Zadie Smith, nous connaissons les conséquences de cette réalité, nous les sentons. Nous savons qu’avoir cent amis sur Facebook, ce n’est pas comme dans la vraie vie. Nous savons que nous utilisons le logiciel pour nous comporter vis-à-vis d’eux d’une manière qui est particulière et superficielle. Nous savons ce que nous faisons “dans” le logiciel. Mais savons-nous, sommes-nous prévenus, de ce que le logiciel nous fait à nous ? Est-il possible que ce que les gens se disent en ligne “devienne leur vérité” ? Ce que Lanier, qui est un expert en logiciel me révèle à moi, qui est idiote en la matière, est sans doute évident pour tout expert en informatique : le logiciel n’est pas neutre. Différents logiciels portent en eux différentes philosophies et ces philosophies, dans la mesure elles sont ubiquitaires, deviennent invisibles.”

La question est évidemment : quelle philosophie est inscrite dans Facebook ? Et Zadie Smith s’inquiète par exemple de l’Open Graph de Facebook, une application qui permet de voir en un instant tout ce que nos “amis” sont en train de lire, de regarder ou de manger, dans le but de pouvoir faire comme eux. Elle s’inquiète du fait qu’il y a dans la philosophie de Facebook une crainte générationnelle : celle de ne pas être comme les autres, une crainte de ne pas être aimé.

“Quand un être humain devient un ensemble de données sur un site comme Facebook, reprend Zadie Smith, il est réduit. Tout rapetisse. La personnalité. Les amitiés. La langue. La sensibilité. Dans un sens, c’est une expérience transcendante : on perd nos corps, nos sentiments contradictoires, nos désirs, nos peurs.”

Une nation sous format

“Avec Facebook, poursuit Zadie Smith, Zuckerberg semble vouloir créer une sorte de Noosphere, un Internet avec un seul cerveau, un environnement uniforme dans lequel il n’importe vraiment pas de savoir qui vous êtes, du moment que vous faites des choix (ce qui signifie, au final, des achats). Si le but est d’être aimé par de plus en plus de gens, tout ce qui est inhabituel chez quelqu’un doit être atténué. Facebook serait une nation sous format.”

Et il est important, selon Zadie Smith qui prend là les termes de Lanier, de savoir dans quoi on est enfermé. Or, écrit Zadie Smith, “Je crois qu’il est important de se rappeler que Facebook, notre interface chérie avec la réalité, a été créé par un étudiant de Harvard avec des préoccupations d’étudiant de Harvard. Quelle est votre situation amoureuse ? (Choisissez-en une. Il ne peut y avoir qu’une seule réponse. Qu’on se le dise) Avez-vous une vie ? (Prouvez-le. Postez des photos) Aimez-vous ce qu’il faut aimer ? (Faîtes une liste. Ce qu’on doit aimer incluant : des films, des groupes de musique, des livres, des émissions de télé, mais pas l’architecture, des idées, des plantes.)”

La personne mystère, espèce en voix de disparition ?

“Mais, reconnaît Zadie Smith, j’ai peur de devenir nostalgique. Je rêve d’un web qui nourrisse un genre d’être humain qui n’existe plus. Une personne privée, une personne qui reste un mystère aux yeux du monde et – ce qui est plus important encore – à ses propres yeux. La personne mystère : c’est une idée de l’humain qui est certainement en train de changer, qui a peut-être déjà changé.”

“Ne devrions-nous pas faire la guerre à Facebook ? se demande Zadie Smith. Tout y est réduit aux proportions de son fondateur. C’est bleu, parce qu’il s’avère que Zuckerberg est daltonien. On peut poker parce que ça permet aux garçons timides de parler aux filles dont ils ont peur. On donne des infos personnelles parce que Mark Zuckerberg pense que l’amitié, c’est l’échange d’infos personnelles. Facebook est bien “une production de Mark Zuckerberg”. Nous allons bientôt vivre en ligne. Ça va être extraordinaire. Mais à quoi va ressembler cette vie ? Regardez cinq minutes votre mur Facebook : est-ce que ça ne vous semble pas, tout à coup, un peu ridicule ? Votre vie réduite à ce format ?”

Sa conclusion The Social Network n’est pas le portrait cruel d’une personne réelle qui s’appelle Mark Zuckerberg. C’est le portrait cruel de nous tous : 500 millions de victimes consentantes, emprisonnées dans les pensées insouciantes d’un étudiant de Harvard.”

Xavier de la Porte, producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission, publiée également sur InternetActu.
Image CC Flickr Andrew Feinberg, boltron- et ♥KatB Photography♥

L’article de Zadie Smith sur The New York Review of Books, “Generation why?”


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Houellebecq et les Fab Labs http://owni.fr/2010/12/10/houellebecq-et-les-fab-labs/ http://owni.fr/2010/12/10/houellebecq-et-les-fab-labs/#comments Fri, 10 Dec 2010 10:42:13 +0000 Xavier de la Porte http://owni.fr/?p=38907

Une reprap, imprimante 3D permettant de fabriquer ses objets à la demande.

Xavier de la Porte, producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission. Une lecture accessible chaque lundi matin sur InternetActu.net.

La lecture de la semaine, il ne s’agit comme d’habitude, de la traduction d’un texte anglo-saxon, mais de ma lecture du dernier livre de Michel Houellebecq, La Carte et le territoire, paru à la fin du mois d’août aux éditions Flammarion.

Je ne vais pas faire une critique littéraire de ce livre, rassurez-vous, d’autres, et ils sont nombreux, s’en sont largement chargé. Mais il est possible – en tout cas c’est ce qui m’a frappé -, d’en faire une lecture sous l’angle des technologies. On sait Michel Houellebecq intéressé par les questions scientifiques. Il est ingénieur de formation (d’abord ingénieur agronome, puis il a fait ensuite de l’informatique), Les particules élémentaires avaient l’aspect, en bien des passages, d’un manuel de physique, et La possibilité d’une île était aussi une réflexion sur les utopies posthumaines dont on sait à quel point elles sont importantes dans les problématiques numériques (souvenons-nous les rapports entretenus par Google, pour ne citer que Google, avec le transhumanisme et autres théories de la Singularité, qui, pour aller vite, postulent un avenir où les technologies pourraient résoudre bon nombre des problèmes humains, la mort notamment).

Avec La Carte et le territoire, le questionnement est moins immédiat. Le livre raconte la vie d’un artiste, Jed Martin, qui va connaître gloire et fortune avec une œuvre qui a consisté d’abord à photographier des cartes Michelin, puis à peindre à l’huile des personnes au travail, et enfin, dans le dernier temps de sa vie, à faire des photos étranges, de la nature et d’objets, comme les cartes mères d’ordinateur “qui filmées, sans aucune indication d’échelle, évoquent d’étranges citadelles futuristes”. Les lieux où Houellebecq écrit vraiment, c’est-à-dire où il semble se soucier quelque peu de la langue, sont d’ailleurs les longs passages où il décrit ces œuvres, ravivant avec pas mal de talent il faut dire le vieux genre de l’exphrasis (Wikipédia). Mais l’essentiel pour nous est d’ailleurs. Il est dans trois moments qui sont moins spectaculaires que l’outing de Jean-Pierre Pernault, mais nettement plus intéressants et importants pour la progression globale du livre. Et d’abord deux longues conversations dans lesquelles, comme souvent chez Houellebecq, sont abordées des questions théoriques. Or dans ces deux conversations, est réanimée une figure passionnante de l’histoire de l’art et de la pensée, William Morris.

William Morris : mettre fin au système de production industrielle

William Morris (Wikipédia) est un personnage important du 19e siècle britannique. Écrivain, traducteur des sagas nordiques, éditeur, architecte, entrepreneur, théoricien de ce que l’on a considéré comme le design moderne, proche des préraphaélites, et très engagé dans les mouvements socialistes. Je note que si William Morris n’est pas très connu en France, sa pensée continue d’irradier en Grande-Bretagne, ce n’est pas un hasard si dans la mobilisation récente des artistes britanniques contre les réductions du budget de la Culture, c’est une phrase de William Morris qui a été choisie pour l’affiche publicisant cette mobilisation (Facebook[en]).

Revenons à Houellebecq. Et à la première conversation, celle qui a lieu entre Jed Martin et son père, un architecte qui a oublié ses idéaux de jeunesse pour gagner sa vie dans la construction de stations balnéaires. Voici ce que Jean-Pierre Martin explique à son fils : “Pour les préraphaélites, comme pour William Morris, la distinction entre l’art et l’artisanat, entre la conception et l’exécution, devait être abolie : tout homme, à son échelle, pouvait être producteur de beauté – que ce soit dans la réalisation d’un tableau, d’un vêtement, d’un meuble – ; et tout homme avait le droit, dans sa vie quotidienne, d’être entouré de beaux objets. Il alliait cette conviction à un activisme socialiste qui l’a conduit, de plus en plus, à s’engager dans les mouvements d’émancipation du prolétariat ; il voulait simplement mettre fin au système de production industrielle.”

Jed Martin, le héros de Houellebecq ne connaissait pas William Morris avant cette conversation avec son père. Quelques pages plus tard, il a une autre longue conversation avec Michel Houellebecq, qui, comme vous le savez sans doute, est un des personnages principaux de La Carte et le Territoire. Et cette conversation tourne aussi autour des idées de William Morris. Voici ce que Michel Houellebecq, le personnage, dit à Jed Martin : “Chesterton a rendu hommage à William Morris dans Le retour de Don Quichotte. C’est un curieux roman dans lequel il imagine une révolution basée sur le retour à l’artisanat et au christianisme médiéval se répandant peu à peu sur les îles Britanniques, supplantant les autres mouvements ouvriers, socialistes et marxistes, et conduisant à l’abandon du système de production industrielle au profit de communautés artisanales et agraires.”

Le futur de la France, une étrange coexistence du numérique et de l’artisanat

Cette question de la fin du système de production industrielle, associé à la figure de William Morris, revient donc dans deux moments clés du livre. Et on la retrouve dans la toute fin de La Carte et le territoire. Si une bonne partie du livre se déroule dans les années 2010, c’est-à-dire dans des années à venir, la fin est carrément une vision de la France des années 2040, 2050. Or, comment Michel Houellebecq, l’auteur, imagine-t-il cette France des années 2040 ? Il l’imagine comme une réalisation des utopies de William Morris, mais dans une version technologique. Il imagine une étrange coexistence du numérique et de l’artisanat. Si dans le moindre café de la Creuse, “chaque table [est] équipée d’une station d’accueil pour laptop avec écran 21 pouces, prises de courant aux normes européennes et américaine, dépliant indiquant les procédures de connexion au réseau CreuseSat”, le paysage de la France est aussi un paysage presque totalement désindustrialisé. Houellebecq imagine une France où l’on aurait vu réapparaître “la ferronnerie d’art, la dinanderie” et les “hortillonnages”. Comment ne pas voir là une victoire décalée dans le temps et dans les outils, des utopies de Morris ? Ça me semble être une ligne forte de La Carte et le territoire.

Mais si je vous raconte tout ça, c’est parce que je n’ai cessé de penser pendant toute la lecture de ce livre à une tendance forte des technologies contemporaines. Cette tendance, c’est celle dont j’ai déjà un peu parlé ici, et dont on reparlera bientôt, une tendance qu’on peut rassembler sous le nom de “Fab Lab”. En effet, on assiste depuis quelques années, sous l’impulsion notamment des Fab Lab du MIT, à un mouvement qui n’est pas si loin des utopies de Morris. Ce mouvement rassemble des gens qui sont très forts en informatique, mais qui pensent qu’il y a plus intéressant que le bidouillage des logiciels, il y a le bidouillage du matériel. Des gens qui développent par exemple ce qu’on appelle les imprimantes 3D, qui ne sont rien d’autre que des petites usines capables d’être programmées pour fabriquer des objets.

Se réapréapproprier la fabrication des objets du quotidien

Aujourd’hui, ces imprimantes 3D sont encore élémentaires et il y a beaucoup d’obstacles à leur développement. Néanmoins, ce qui est derrière est passionnant. C’est l’idée que nous pourrions à terme nous réapproprier la fabrication des objets qui nous entourent. Je télécharge dans mon imprimante 3D le programme de fabrication de pinces à linge, et, à condition que je l’alimente de plastique et de métal, elle me fabrique des pinces à linge. Je dis “pince à linge”, mais ça pourrait être des vêtements, des meubles et une multitude d’autres objets. L’idée étant aussi que je peux customiser ces objets, que je peux les adapter à mes besoins, leur donner la forme que je veux, que je peux m’abstraire de la standardisation. Bref que je peux m’épanouir dans la fabrication de beaux objets, où l’on retrouve les idéaux exprimés par Morris.

Et puis, on n’est pas loin non plus des préoccupations politiques de Morris, car ces Fabs Labs se développent en particulier dans les pays où les produits industriels sont inaccessibles aux populations et où le fait de pouvoir les fabriquer à bas coûts, avec des matériaux de récupération, serait une avancée non négligeable. Les plus prosélytes de ces nouvelles pratiques y voient la fin possible de l’ère industrielle, l’émergence d’une forme d’artisanat qui ferait la synthèse entre autoproduction et technologie. Et l’on retrouve là la conclusion du livre de Michel Houellebecq, cette France de 2050 dont la vision occupe les dernières pages de La carte et le territoire.

Le rêve de l’écrivain rejoint une avant-garde technologique

Houellebecq ne parle pas explicitement des Fabs Labs dans son roman, ou de quelconques mouvements lui ressemblant. Peut-être n’en connaît-il pas l’existence. Ce qui serait encore plus beau. Mais il s’intéresse aux technologies. Et ce qui est beau, c’est le rêve de l’écrivain qui rejoint une avant-garde technologique. Les deux cherchant chacun de leur côté avec leurs outils et leurs substrats théoriques. Et même, sans le savoir peut-être, il réinscrit ce mouvement dans une histoire longue, une histoire intellectuelle et politique.

Si, à l’image de Proust écrivant ce que le téléphone était en train de changer à son monde, beaucoup de grands écrivains ont pensé et mis en mot les mutations de leur temps, alors oui, Houellebecq est un écrivain qui mérite d’être lu.

Image CC Flickr soulfish et Kyota

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