OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Tout est prêt pour le changement http://owni.fr/2011/04/16/democratie-internet-changement/ http://owni.fr/2011/04/16/democratie-internet-changement/#comments Sat, 16 Apr 2011 14:06:21 +0000 Laurent Chambon http://owni.fr/?p=56885 Depuis que je suis rentré de la conférence Lift qui a eu lieu à Genève début février, ça cogite sérieux. Des intuitions ou des remarques que je pensais réservées aux quelques piliers de Minorités se sont révélées partagées par de nombreuses personnes de différents horizons et nationalités. Les révolutions en Tunisie et en Égypte venaient juste de commencer. Au bout que quelques heures de conférence, on a senti une forme d’excitation assez spéciale : les choses sont en train de changer, on est en plein dedans, et on ne sait pas trop où on va. Plutôt que d’attendre encore quelque mois que ça décante encore un peu, j’ai préféré vous livrer quelques impressions, quitte à revenir dessus plus tard.

Avec les révolutions arabes en cours et la présence toujours plus importante d’Internet dans nos vies, la question de la réalité de la démocratie se pose avec acuité. Malgré les différentes poussées lepénistes, les histoires de corruption ou la politique des copains, les différents systèmes politiques occidentaux n’étaient en concurrence avec personne, tout simplement parce qu’ils étaient les plus démocratiques de la planète. Un système politique américain au service des plus riches est toujours plus démocratique que le système Ben Ali. Une politique française au garde-à-vous pour Areva et Bouygues est toujours plus démocratique qu’une République Islamique d’Iran violemment dictatoriale ou une Côte d’Ivoire en découverte de charniers. Les abus de biens sociaux, le choix du nucléaire sans référendum, les bavures policières, ce n’est rien par rapport à Haïti, la Biélorussie ou la Birmanie.

Mais voilà. Déjà, les Syriens ou les Yéménites ont le courage d’aller manifester alors que les forces de l’ordre tirent à balles réelles. Les Tunisiens ont renversé leur tyran, les Égyptiens essayent tant bien que mal de faire le ménage dans leurs institutions.

En plus, on n’est plus au temps de l’ORTF. Non seulement il y a Al Jazeera, mais il y a Internet. Et pas seulement pour Twitter ou se faire des rendez-vous citoyens avec Facebook : on peut y télécharger gratuitement les classiques du monde entier, Wikipedia a des centaines de milliers d’entrées qui sont plus complètes et plus affinées à chaque modification, on peut y lire des milliers de journaux gratuits et les blogs d’autres gens comme nous à l’autre bout de la planète.

Plus important que les réseaux sociaux, il y a Skype (Gtalk, Facetime, etc.) qui permet de se parler en vidéoconférence sans avoir à débourser des milliers d’euros pour un aller-retour sur un autre continent, mais surtout il y a des machines à traduire, parfois montées directement dans le navigateur (Chrome me propose systématiquement de traduire les pages qui ne sont pas dans mes langues habituelles). C’est souvent doté d’une syntaxe bancale, mais cela permet de comprendre l’essentiel au-delà des différents alphabets et systèmes grammaticaux. On est arrivé à quelque chose de jamais vu : je peux suivre les lectures de mon collègue et ami Motomitsu qu’il commente en japonais, en direct, sans savoir lire le japonais. Incroyable mais vrai: on peut être tous sous-titrés dans n’importe quelle langue, même en yiddish ou en thaï, gratuitement et instantanément.

Même si je trouve qu’ils exagèrent parfois un petit peu, Don Tapscott et Anthony Williams ont bien saisi le changement majeur que représente Internet. Dans Macrowikonomics, Rebooting Business and the World, ils expliquent que nous sommes en train de vivre une révolution technologique majeure qui va forcément avoir des conséquences sur les systèmes politiques. Pour eux, la dernière grande révolution qui a changé l’humanité n’est pas l’électricité ou la bagnole, c’est l’imprimerie. Le développement de l’imprimerie a eu des conséquences énormes sur l’ensemble de l’humanité. On se moque parfois d’Emmanuel Todd et de son obsession pour les taux d’alphabétisation, mais il est justement totalement sur le sujet : l’accès à l’éducation, savoir lire et compter, permet aux humains de s’émanciper, de planifier leur famille et de se projeter dans l’avenir, y compris politiquement. C’est la voie la plus rapide vers la démocratie, tout simplement parce que tous les autres régimes deviennent intolérables. L’imprimerie a été un facteur essentiel de développement et a débouché, justement, sur les démocraties représentatives.

Pour aller vite, les démocraties représentatives se sont imposées en Occident puis sur tous les continents parce qu’il s’agit du régime le moins insupportable, étant donné l’état de nos technologies (à savoir l’imprimerie).

L’apprentissage, mais massif

Avec Internet, on passe à un niveau différent. Alors que le coût de l’imprimerie était incroyablement bas par rapport à celui des moines copistes, le coût d’Internet est encore plus bas. Une fois qu’on est équipé et relié, le coût est proche de zéro. La preuve, la plupart des journaux se demandent comment ils vont survivre à cette violente baisse des prix. L’écrit ne coûte plus rien à diffuser, et même la musique et la vidéo peuvent être distribuées à des coûts proches de zéro. Le modèle économique de plusieurs industries est mis à mal par ces coûts très faibles, c’est évident, et Tapscott et Williams ne m’ont pas convaincu avec leur nouveau modèle de collaboration de masse et de partage créatif généralisé.

Pour s’épanouir, s’émanciper, comprendre le monde qui l’entoure, acquérir des techniques pour améliorer sa vie, l’humain a besoin du travail que d’autres ont réalisé avant lui. C’est pour ça qu’on apprend toute son enfance et une grande partie de sa vie adulte. La force de l’imprimerie aura été d’apporter des manuels et des traités à ceux qui font l’effort de les lire, pour qu’ils n’aient pas à redécouvrir continuellement ce que les autres ont découvert avant eux. Avec Internet, cet accès est devenu non seulement quasiment gratuit, mais la diffusion se fait dans de plus en plus de langues, et on peut aussi entrer directement en contact avec ceux qui s’essayent ou se sont essayés aux mêmes découvertes, même s’ils habitent à l’autre bout de la planète. On accède à tous les manuels, et on peut parler à ceux qui les ont écrit, en gros. Les suivre en vidéo, répondre avec les nôtres, et améliorer le tout en temps réel.

L’apprentissage, malheureusement pour les dictateurs, c’est aussi celui des libertés personnelles et collectives.

Avec une population mondiale de plus en plus éduquée, qui a accès aux œuvres des plus grands auteurs du monde entier dans leur langue maternelle sans censure, une population jeune qui communique au-delà des origines, des orientations sexuelles, des genres et des classes sociales, on entre dans une ère nouvelle.

Comme l’a expliqué Ben Hammersley à la conférence Lift, alors que les anciennes générations savaient se situer dans les frontières d’un pays, mais aussi au sein de la pyramide sociale (il y a des gens au-dessus, et des gens au-dessous), les nouvelles générations ont grandi sans vraiment comprendre en quoi une frontière représente le début de ce qui est loin, vu que tout est finalement très près vu d’Internet. Surtout, la hiérarchie sur Internet est loin d’être évidente: tout le monde peut participer, être richissime ne couvre pas votre page Facebook d’or et de diamants, elle est blanche et bleue comme celle des autres. Même si vous êtes extrêmement influent ou avez du sang bleu, vos tweets n’ont pas plus de caractères que ceux des autres. Dur.

Bref, sans forcément gommer les différences, Internet les aplanit. L’idée d’égalité est tellement évidente aux jeunes générations que Hammersley demande à la génération intermédiaire, les 25-45 ans, les non-natifs d’Internet mais néanmoins e-alphabétisés, d’éduquer les vieux au pouvoir et de leur expliquer que les dictatures, aussi bien au travail qu’en politique, ça ne va plus le faire.

Collaboratif = Démocratie

Une des pistes intéressantes proposées par Tapscott et Williams, c’est le collaboratif. Le wiki a fait ses preuves avec Wikipedia, mais est aussi de plus en plus utilisé en interne, pour gérer correctement le collaboratif. Avec mon frère Babozor, nous avons été approchés par des structures politiques qui veulent justement arriver à mobiliser des citoyens dans plusieurs pays de façon assez pointue, avec des informations pas forcément faciles à trouver partout et dans toutes les langues, à un coût réduit. Je pense que ce peut être le renouveau des mouvements politiques, et ces structures semblent aussi le penser.

Il y a cinq ans, notre pauvre Ségolène nationale a essayé de faire dans le collaboratif, et a rencontré un certain succès, parce que l’idée est bonne à la base. Elle a raté son élection pour d’autres raisons, mais le ségowiki était une réussite indéniable, malgré une phase finale étonnante d’improvisation et d’un amateurisme total et chaotique. L’échec de Royal en 2007 ne doit pas nous faire croire que le modèle participatif en politique est mort. En fait, c’est plutôt le fait que Sarkozy ne le se soit pas encore approprié qui m’étonne vraiment. Ou pas. Je ne sais plus bien. Je l’imaginais plus 2.0 que ça, en fait. Au temps pour moi.

La démocratie représentative à papa est morte

Le participatif étant devenu incroyablement plus simple qu’il y a dix ans, l’équation démocratique change radicalement. Je ne suis pas du tout en état de vous dire quelle va être la forme stable des nouveaux régimes issus de la révolution Internet, avec quelles institutions et quelles pratiques, mais la démocratie représentative à papa est morte. Pour preuve, il suffit de regarder les dernières élections partout en Europe: montée des partis protestataires, et pas uniquement d’extrême droite, participation toujours plus anémique, référendums qui finissent systématiquement par un « non » …

Les peuples rêvent de sécurité collective, de développement vert, de participation collective et de libertés, et les élus promeuvent la bagnole, le néolibéralisme le plus sauvage, la compétition continuelle, la consommation effrénée, le gaspillage des ressources et la prison pour les sans-papiers. Jamais la corruption des classes dirigeantes n’a été aussi évidente, et jamais les peuples ne l’ont su avec autant de détails.

On le voit dans les pays arabes, les jeunes sont prêts à mourir pour la démocratie et la liberté. On l’a vu récemment à Tokyo, où des cortèges bruyants et festifs ont manifesté contre le nucléaire… Ça me rappelait mes premières Gay Prides au début des années 1990, avec Act Up qui avait la meilleure techno du moment et une énergie collective qui a, depuis, totalement disparu.

Tout le monde sent bien qu’on est en train de sortir d’une décennie affreuse, réactionnaire, gaspilleuse, flambeuse, inégalitaire et violente. Les événements de la place Tahrir et les fumées à Fukushima ont fermé l’ère commencée par un certain 11 septembre. Tout est encore très incertain, très violent aussi. Des gens meurent encore aujourd’hui. Mais je vois mal comment nous allons accepter de revenir en arrière, retourner vers le pseudo-choc des civilisations, les dictatures justifiées par la menace terroriste, le nucléaire pour lutter contre les gaz à effet de serre, le pétrole sans fin pour nourrir la machine, la « démocratie représentative » qui ne semble représenter que les privilégiés et les multinationales…

Tout est prêt pour le changement. Je suis un peu excité. J’ai aussi un peu peur, en fait.


Article initialement publié sur Minorités

Photo flickr CC ian lott ; Feggy Art ; Brian Glanz

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La musique, c’est plus ce que c’était http://owni.fr/2010/07/05/la-musique-cest-plus-ce-que-cetait/ http://owni.fr/2010/07/05/la-musique-cest-plus-ce-que-cetait/#comments Mon, 05 Jul 2010 12:35:34 +0000 Laurent Chambon http://owni.fr/?p=21144 Alors qu’il y a encore dix ans je sortais plusieurs fois par mois pour aller danser, ces dernières années mes sorties se sont ralenties. Non pas parce que je suis marié ou que j’ai vieilli (même si c’est vrai qu’on récupère moins bien à 38 ans qu’à 22 et qu’on est moins motivé quand on est casé), mais parce que la musique me gonfle. Sérieusement. Je pensais être devenu une Bitter Queen quand je me suis rendu compte que je n’étais pas le seul, et que de plus en plus de jeunes ne veulent plus aller danser non plus. Même les pédés les plus fêtards se plaignent: non seulement avec l’interdiction du tabac on doit supporter l’odeur corporelle des gens, mais surtout les DJs arrivent à vous ennuyer même quand vous prenez de la drogue (et croyez-moi, à Amsterdam, certaines folles prennent vraiment beaucoup de drogue). Alors?

Je vais probablement recevoir plein de messages de gens qui me diront que je me trompe, que telle soirée est sublime et que je devrais aller me remuer le popotin avec DJ Untel au Club Bidule tellement c’est gé-nial, mais le constat semble hélas partagé: le niveau de la musique qu’on vend et qu’on joue en public a baissé terriblement. J’ai ma théorie, basée sur la pratique de la chose, que je vais vous exposer. Libre à vous de la critiquer, la réfuter ou l’améliorer.

Disco!

La première chose à faire dès qu’on parle de musique et de danse, c’est d’aller écouter de la bonne vieille disco. Car on a tendance à oublier qu’il y a eu certes beaucoup de merdes, mais qu’il y a eu aussi énormément de choses très bonnes et excellemment produites. Ce qui me fascine, outre le fait qu’ils arrivaient à régler tous ces instruments sans ordinateur, ce sont les orchestres: des trombones ici, des flutes là, des violons partout. Ça me rend jaloux et je me sens un peu merdeux face à ces trombones en stéréo. J’adore l’électronique et j’ai grandi avec Oxygène et Radioactivity, mais le son d’un vrai orchestre avec des vrais instruments joués par des musiciens professionnels ça reste très beau et très impressionnant. Surtout si c’est joué fort dans un club où le son est adapté à l’espace et qu’un ingénieur du son a réglé tous les caissons au millimètre: c’est forcément beau et sensuel, qu’on aime ou pas la disco.

Il y a certains disques de la période décadente de la disco qui ont des plages d’une dizaine de minutes, où tout est joué d’une traite, vu que tout est fait à la main, sinon ça ne serait jamais synchronisé comme il faut. Le producteur a été obligé d’écrire les partitions de dix minutes pour chaque instrument, de la batterie à la basse, du violoncelle à chacun des trombones, de l’alto à la flûte traversière. Forcément, ça demande un background musical particulier. Même si on écrit de la merde et que la chanteuse a couché pour y arriver, ce n’est pas donné à n’importe qui de gratter dix minutes de disco sur une portée, de connaître les tessitures de chaque instrument, de trouver les financements pour réunir un orchestre, et de mixer ça en studio avec les instruments électriques, la voix de la diva et les chœurs.

En fait, malgré les ordinateurs et les logiciels époustouflants dont nous disposons maintenant, on ne peut pas dire que la qualité musicale des disques sortis en 2010 soit supérieure à celle des disques sortis il y a trente ans. C’est même plutôt le contraire qui est vrai: les arrangements, le sens du son et de l’espace, les mélodies et le groove sont beaucoup plus riches à la fin des années 1970. Quoiqu’on pense de ce style de musique, on atteint alors une apogée de la qualité sonore et musicale inégalée depuis. Et pourtant, ce n’est pas que je sois réactionnaire: je déteste ces années, tout comme les années 1980 me plongent dans des crises d’angoisse terribles.

Lorsqu’on a commencé l’enregistrement de notre album, « Überlove », avec Lewis, on voulait faire un disque avec les sons qu’on aime, sur lequel on peut danser, et avec des mélodies qu’on pourrait chanter sous la douche. On a fait plusieurs choix dès le début: n’utiliser que des instruments logiciels (on avait un petit appartement et déjà trop de câbles partout), utiliser des sons simples et n’utiliser aucun son d’usine (par snobisme, probablement). On a aussi préféré utiliser notre budget pour voyager et faire des rencontres musicales plutôt qu’investir dans du matériel qu’on ne saurait jamais utiliser. Notre album est entièrement monté dans un programme qui date des années 1990: la plupart des programmes qui sont sortis depuis permettent des choses techniques impensables avant, mais ne permettent pas d’améliorer l’essentiel, c’est à dire la qualité des compositions, le groove des rythmes et la beauté des harmonies. Dit crûment: un nouveau Mac et la nouvelle version de Logic Pro n’allaient pas nous aider à écrire des chansons plus belles. Au contraire même: plus on passe de temps à bidouiller avec un programme, moins on en consacre à améliorer la qualité des compositions. On est restés avec nos programmes simplissimes et on est allés à Paris, en Scandinavie, à Detroit et à Lisbonne faire des chansons et des remixes avec plein de gens différents.

Compression

Avant de finir notre album, nous nous sommes retrouvés avec plusieurs versions de chaque chanson, que nous avons testées en concert et dans les clubs. Et ce qui m’a frappé, c’est que plus on est proche du son d’un orchestre classique, plus c’est beau et clair. Pas trop d’effets, des sons aussi simples que possible, mais situés correctement dans l’espace: des fréquences allant des infra-basses (pour encourager le sentiment religieux) aux sons aigus à peines audibles (pour donner de la dynamique), une utilisation de la stéréo d’autant plus large qu’on monte vers les aigus, et surtout, ne pas trop compresser.

Pour ceux qui ne connaissent pas, la compression est une étape qui permet de rendre audible les parties ayant peu de volume (qu’on risque de ne pas entendre s’il y a du bruit) et de limiter les parties trop fortes (et éviter qu’elles saturent). Pour avoir une idée de la compression utilisée avec excès, pensez aux voix des animateurs de radios FM «jeunes» ou les publicités sur les télévisions commerciales: même le silence est bruyant.

La compression est utilisée par les médias commerciaux pour s’assurer que le niveau sonore reste constant, mais aussi parce que ça donne une impression d’énergie et de puissance que les gens sans culture musicale aiment beaucoup. Moi, ça me fait penser à ces films d’action avec trop de budget: à la vingtième série de voitures qui explosent, l’effet de surprise s’émousse et on finit par bailler. Une musique trop compressée c’est comme un film d’action où il y a trop d’action: au bout d’un moment ça ne fait plus rien.

Dans un bon club, le niveau sonore est tel qu’on peut se permettre de jouer des morceaux peu compressés: quand ce n’est pas fort on l’entend quand même, et quand c’est fort ça ne sature pas forcément.

Comme une belle salle de concert est l’écrin parfait d’un orchestre symphonique, le club est l’endroit idéal pour jouer de la disco, au point qu’on n’a pas trop besoin de compression.

Avec l’arrivée des iPods et leur utilisation de masse, il a fallu changer la façon dont la musique était mixée pour s’adapter à ce nouveau support. Comme on les écoute dans un environnement sonore qu’on ne contrôle pas (la rue, le métro, la nature…), il faut que tout soit suffisamment compressé pour qu’on puisse entendre chaque partie musicale. Il manque donc une chose importante que nous avions avec les chaînes stéréo à papa qu’on écoutait religieusement dans le salon ou avec les clubs: une variation importante du volume sonore.

Le support

Un deuxième facteur important est la qualité du support. J’entends souvent que rien ne remplace le vinyle, que le disque compact c’est froid et moche. Ce n’est pas vrai. Le disque compact permet d’enregistrer en stéréo et avec une quantité d’informations musicales assez impressionnante la plupart des fréquences audibles: si le son est moche, c’est parce que le producteur et l’ingénieur du son ont été nuls, point.

Par contre, un fichier mp3 (ou aac, peu importe) n’offre pas la qualité sonore que peut offrir un CD, pour la simple raison qu’on a enlevé les neuf dixièmes des informations. Certes, on reconnaît la chanson, et avec un mp3 de qualité maximale on entend toutes les fréquences (vous vous souvenez des premiers mp3 qui niquaient les aigus et les basses?), mais ceux qui disent qu’il n’y a aucune différence sonore devraient se déboucher les oreilles.

Quand notre album a été fini, je suis allé en Finlande, à Lappeenranta, pour le mastering. Lappeenranta, c’est une ville paumée en Carélie du Sud, près de la Russie, où le week-end on prend sa voiture pour aller manger un burger dans une cabane (LE resto à hamburgers de la ville) dans la forêt en jouant du hard rock à fond. En semaine on bosse pour l’usine à papier et on s’envoie des textos par Nokia interposés, c’est tout. C’est aussi la capitale du hard rock nordique et russe: tous les métalleux chevelus vont y enregistrer et mixer leur musique. Notre co-producteur y connaissait plein de gens, et notre ingénieur du son n’avait jamais mixé de la pop ni de la house avant nous. Je pense même qu’il n’en avait jamais vraiment trop entendu non plus. Il avait donc une oreille totalement vierge et il nous a pondu un master comme je voulais, et pas comme ce qu’un producteur de house pense que ça devrait sonner.

Le mastering, c’est la dernière étape avec la production du CD, mais elle est très importante: un ingénieur compresse les chansons (dans notre cas, pas trop, donc), égalise les fréquences, corrige les petites distorsions, et s’arrange pour que les chansons soient au même volume. On a passé plusieurs jours à peaufiner ce qu’il avait déjà fait, je l’ai presque fait pleurer à vouloir garder toutes mes infra-basses, même celles qu’on n’entend pas, et il m’a mis des mp3 sur une clé pour que je puisse vérifier. Les jours qui ont suivi, j’ai réécouté nos chansons dans mon iPod, et j’étais à la fois impressionné par son travail (on entendait des instruments qui avaient disparu, les rythmes étaient plus pêchus, la voix de Lewis était vraiment magnifique sur certains morceaux), mais en même temps j’étais déçu. Je ne savais pas trop pourquoi, j’avais une déception qui ne voulait pas partir, et que je n’arrivais pas à identifier.

Le CD est mort mais comment le remplacer ?

Et puis, rentré à Amsterdam, j’ai mis le CD dans ma mini chaîne Sony de salon, juste pour voir, en me disant que de toutes façon avec nos iPods on finirait par ne plus jamais utiliser cette machine, et tout à coup j’ai compris. Dès que j’ai appuyé sur «Play», j’ai retrouvé les volumes sonores sur lesquels on avait travaillé tellement dur, j’entendais à nouveau les petits instruments que j’avais mis partout. J’étais tellement soulagé.

Quand le disque est sorti, j’ai bien sûr été écouter nos chansons sur toutes les plateformes de distribution en ligne. Parfois c’était relativement acceptable (iTunes ne s’en sort pas trop mal), mais parfois c’était du meurtre musical. Non seulement cela rendait nos chansons moches voire désagréables (on n’entend que la voix, les basses ont disparu et les percussions sont irritantes), mais personne ne pouvait soupçonner qu’on ait pu passer tellement de temps à construire quelque chose d’un peu subtil avec des volumes et des centaines de pistes sonores.

Comme je sais exactement de quoi sont faites nos chansons, je peux me permettre de le dire: je ne comprends pas qu’on puisse payer pour des fichiers aussi merdiques.

Le problème, c’est que le CD est sorti au moment où les magasins ont plus ou moins cessé d’en vendre. La première semaine j’ai vu quelques piles de notre disque à la Fnac et au Virgin Mégastore, et puis quand je suis retourné ensuite, la plupart des bacs avaient disparu. À la Fnac, il y avait un présentoir en carton avec des piles de disques de Carla Bruni, une autre pile avec le dernier Madonna, et un bac en désordre caché derrière celui des DVD. J’ai demandé au vendeur s’il avait mon disque: l’ordinateur disait que oui, mais impossible de savoir où il était dans le magasin. «Allez à une autre Fnac, ils savent peut-être encore où sont leurs disques.»

Quelques fans m’ont écrit au même moment: soit le disque vendu en ligne n’est jamais arrivé, soit il est arrivé avec une pochette sérieusement abîmée (alors qu’avec Pierre Marly, le designer, on a passé plusieurs mois à la peaufiner). J’ai fini par leur envoyer des disques moi-même, à mes frais. L’histoire de notre disque compact depuis sa sortie: impossible à trouver dans un magasin, difficile de se le procurer en ligne.

Logic et Auto-tune

Maintenant, pour comprendre pourquoi la plupart des nouvelles musiques nous ennuient, il faut aussi comprendre les outils avec lesquels elles sont fabriquées. Parmi les logiciels les plus utilisés, il y a Logic d’Apple et Auto-tune d’Antares.

Logic, dans sa version Pro est un truc énorme (plus de 50 Go) avec plein de sons en superstéréo, des instruments virtuels à n’en plus finir et des milliers de plugins qu’on peut trouver en ligne. Si vous voulez le son de Black Eyed Peas, il suffit d’acheter le plugin qui a la plupart des sons et des effets, des rythmes pré-programmés par des ingénieurs du son (c’est comme ça que beaucoup payent leur loyer) et des effets tout prêts. Pareil avec le dernier Lady Gaga ou le prochain 50 Cent. Avec quelques heures d’apprentissage, on peut sortir des choses dont le son est du même niveau que ce que vous entendez dans votre iPhone ou sur Spotify. On peut même compresser tout ça et le masteriser de façon standard pour le sortir directement en mp3, plus besoin d’ingénieur du son. Logic permet à un producteur talentueux de réduire les coûts de production au minimum, mais il autorise aussi n’importe qui, même sans talent aucun, à sortir une crotte musicale qui est parfaite au niveau sonore.

Auto-tune, c’est un programme relativement intuitif qui corrige la tonalité des fichiers audio. Sa première utilisation remarquable s’est faite il y a plus de dix ans avec « Believe », le tube du « retour » de Cher. L’eurotrash en a abusé (Eiffel 65 et « Blue »), et puis le hip hop s’y est mis (d’abord avec T-Pain, puis avec Kanye West). C’est un genre, et ça permet aussi de corriger quand la voix est un peu en dehors du ton. Personnellement, je pense que son utilisation ultime et la plus géniale est japonaise, avec le groupe Perfume (パフューム), dont l’idée directrice est d’avoir l’air kawaii (mignone/gentille) et de sonner autant que possible comme un jeu vidéo. Tant qu’à avoir l’air faux, autant y aller à fond, non?

Le problème, c’est que tout le monde s’y est habitué et que c’est devenu plus ou moins obligatoire: dans la série américaine Glee, quand les acteurs se mettent à brailler des reprises pop, les voix sont tellement auto-tunées pour plaire au public qu’on a l’impression que ce sont des robots qui chantent. Moi, ça m’angoisse ces voix plates et hyper dans le ton.

Surtout, Auto-tune modifie vraiment le timbre de la voix. Avant d’aller en Finlande, j’avais eu une crise d’angoisse à propos de Lewis, qui chante très bien et aussi dans le ton, mais qui n’est jamais aussi précis que les filles robotisées de Perfume (duh). J’ai alors passé la nuit à passer sa voix à l’auto-tune. Le résultat était fascinant: on ne le reconnaissait pas, et surtout les chansons étaient terriblement ennuyeuses. J’ai gardé l’auto-tune sur une seule chanson (In My Life), où cela donnait vraiment très bien, mais j’ai jeté le reste.

Je pense que l’autotune a les mêmes conséquences que la compression ou le passage au mp3: c’est super pratique, mais trop souvent ça tue la musique, ça lui enlève sa richesse et sa profondeur.

Retomber amoureux sur le dancefloor ?

La musique a donc subi récemment des transformations majeures: compression des morceaux pour les rendre plus audibles dans les lecteurs mp3, compression des fichiers (mp3 ou aac au lieu d’un wave ou aif) pour stocker dix fois plus de musique, disparition de la distribution grand public des autres formes de support, baisse du coût de production (un coût d’entrée faible implique aussi, hélas, une sélection quasiment nulle), coût de distribution réduit à néant (ce qui permet à n’importe qui de se faire distribuer en ligne) et généralisation des correcteurs de tonalité qui rendent la plupart des vocaux inintéressants.

Bien sûr, il continue d’y avoir des morceaux magnifiques. L’année dernière j’étais tombé amoureux de « We Are the People » d’Empire of the Sun, cette année je tanne tout le monde avec « Tightrope » de Janelle Monáe (j’adore aussi la vidéo où elle danse avec grâce: à partir de la 3ème minute je suis dans l’idolâtrie totale). J’ai réussi à trouver plein de versions improbables de ces chansons, mais la plupart de sont plus disponibles en CD. Je me contente donc d’imaginer le son que ça doit avoir en club, sans jamais les y entendre..

Donc oui, il y a tellement de forces qui permettent de sortir des merdes avec un son pourri que ce n’est pas étonnant que le niveau moyen baisse, qu’on s’ennuie en club et que même avec plein de drogue les folles vont d’une soirée à l’autre à la recherche de chansons desquelles tomber amoureux.

D’ailleurs, maintenant, quand on nous propose d’être DJ dans un club, on nous demande presque à chaque fois de venir avec nos câbles et notre ordinateur: il n’y a presque plus de platines vinyle et très peu de lecteurs CD. Et beaucoup de DJs que je connais se contentent de graver sur CD les mp3 glânés sur le net pour avoir l’air rétro, sans se rendre compte que c’est juste de l’amplification de soupe.

Si vous surprenez des petits jeunes qui se mettent à adorer la house de ma jeunesse ou la disco de mon enfance, quitte à chercher de vinyles ou des disques compacts, ce n’est pas que la jeunesse est devenue ringarde, c’est juste que certains veulent offrir de la nourriture musicale un peu plus noble à leurs oreilles et qu’il n’y a plus d’autre moyens.

« Ah, mes petits, si vous saviez, de mon temps on tombait amoureux d’une musique sur le dancefloor, je vous assure… »

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Billet originellement publié sur Minorités.org par Laurent Chambon, sous le titre “La musique nous gonfle“.

Crédits Photo CC Flickr : Rolling Stone 2009 (couv), Maxw, Danielle Blue, AytonD-Kav.

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Vous pouvez d’ors et déjà découvrir la page de lancement d’une nouvelle soucoupe, qui traitera de musique ! A découvrir dès maintenant un titre inédit de Edwin Starr, Burns Like Fire, en attendant de nouvelles aventures /-)

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Vie de merde, bouffe de merde, corps de pauvres http://owni.fr/2010/04/06/vie-de-merde-bouffe-de-merde-corps-de-pauvres/ http://owni.fr/2010/04/06/vie-de-merde-bouffe-de-merde-corps-de-pauvres/#comments Tue, 06 Apr 2010 14:25:49 +0000 Laurent Chambon http://owni.fr/?p=11724 Docteur en sciences politiques et co-fondateur de la revue Minorités, Laurent Chambon revient sur les origines de la pandémie d’obésité observée aux États-Unis, et sur son apparition en France. Ce phénomène est surtout le symptôme d’une société profondément inégalitaire.

Pourtant, Evry, ça a l'air joli.

Pourtant, Evry, ça a l'air joli.

À chaque fois que je rentre dans la banlieue où j’ai grandi, dans le neuf-un, je suis frappé par plusieurs choses: (1) tout est bien propre avec des fleurs partout malgré les voitures qui brûlent, (2) les zones commerciales à l’américaine (des magasins/entrepôts construits à la va-vite autour d’un parking) remplacent les dernières forêts, (3) on voit que les gens ont de moins en moins d’argent et les supermarchés ont supprimé les produits les plus luxueux au profit des gammes premier prix, (4) la laideur commerciale et l’indigence des publicités omniprésentes sont d’une violence extrême et (5) il y a plein de gens vraiment très gros partout. Plus que gros. Carrément obèses, en fait.


Il y a quatre ans, j’avais été mixer mon premier disque à Detroit. Là-bas, la laideur structurelle de la ville et l’obésité des gens faisaient partie de l’exotisme. Mais chez moi, dans le neuf-un, la violence de cette pauvreté culturelle et visuelle mélangée à l’épidémie d’obésité m’a énormément choqué. Je ruminais ma déception quand je suis tombé sur plusieurs livres et articles sur la nourriture, l’obésité, les classes sociales et la révolution verte. Comme d’habitude, il faut savoir séparer le bon grain de l’ivraie, même si ce n’est pas facile.

Une des théories en vogue dans le Nord de l’Europe est que l’obésité est une maladie mentale. Ce serait une sorte d’anorexie à l’envers, mixée à des comportements d’addiction, de faiblesse morale et de dérèglements comportementaux. Au lieu de laisser les laboratoires nous mener en bateau et nous concocter des pilules magiques qui font maigrir sans aucun effet secondaire, les médecins et psychologues se voient en grands prêtres du contrôle de soi, à mettre en place des thérapies pour empêcher les gens de se bâfrer comme des cochons.

Un truc de paresseux

C’est vrai que je me sens mal à l’aise quand je vois à Amsterdam ces touristes américaines obèses qui se remplissent de mégamenus XL de frites, de hamburgers et de wraps (contenant au moins une demi-feuille de laitue) mais qui font une crise d’asthme si la serveuse leur sert un coca normal au lieu du coca light qu’elles ont demandé.

Voir des obèses manger trop, c’est presque aussi insoutenable que ces publicités pour les fondations de protection des animaux où ils vous montrent des chiots malheureux dans des cages. Il y a quelque chose d’obscène dans ce gavage d’obèses.

Cependant, même si on a envie de crier que ces Américains sont obèses parce qu’ils sont paresseux et gourmands, je me demande s’il y a là une explication valable. Car qui connaît les États-Unis sait que plus on est pauvre, plus on est soit super maigre, soit super gros. Les corps des Américains signent leur appartenance à une classe sociale, bien avant leur accent ou leurs vêtements. Les riches ont des corps athlétiques et des dents parfaites, les pauvres n’ont ni l’un ni l’autre, et la classe moyenne essaye de limiter les dégâts pour ne pas trop ressembler aux pauvres.

Quand on sait à quel point la méritocratie américaine est un mythe, et que la richesse comme la pauvreté sont avant tout hérités, on se dit qu’il doit y avoir autre chose que la volonté personnelle qui fait que les riches sont beaux et les pauvres sont moches. Donc l’idée que les gros le sont parce qu’ils sont paresseux, aussi évident que cela paraisse, ça me paraît quand même très douteux.

Les psy ont beau essayer de nous vendre leur thérapie anti-morfales, je n’y crois pas.

Faudrait qu'on fasse des efforts, quand même

Faudrait qu'on fasse des efforts, quand même

Un truc de classe

Un des bouquins essentiels de la décennie dont j’ai déjà parlé dans la Revue n°10 de Minorités est The Spirit Level, Why More Equal Societies Almost Always Do Better de Richard Wilkinson et Kate Picket. On y découvre un lien statistique direct entre les maladies et les inégalités.

Pour résumer rapidement, plus une société est inégale, plus les gens sont gros, dépressifs et violents. Plus une société est égalitaire, plus ses membres contrôlent leur propre vie : moins de criminalité, moins de violences, moins d’adolescentes enceintes, moins de viols, moins d’obésité, moins de maladies, moins d’extrême-droite…

Notre couple de sociologues anglais avoue cependant ne pas pouvoir vraiment expliquer dans les détails comment cela est possible: tout montre que les inégalités sont un facteur de stress individuel et collectif qui a des conséquences dramatiques, mais ils ne parviennent pas vraiment à mettre la main sur des articles scientifiques qui expliqueraient pourquoi vivre dans une société inégalitaire produit de l’obésité.

Finalement, je suis tombé sur un article de chercheurs, repris ensuite dans Slate, qui ont réussi à démontrer quelque chose de vraiment intéressant: l’obésité n’a pas de lien direct prouvable avec la quantité de nourriture ingérée, et elle n’est pas la cause de toutes les maladies en général associées à un important surpoids. L’obésité est en fait un symptôme d’empoisonnement alimentaire.

Pour résumer, le corps humain se protège de la nourriture de merde en stockant les éléments qu’il ne sait pas dégrader ou transformer à l’extérieur du corps, dans la couche de gras externe. Plus on mange de la merde, plus on se retrouve à dégouliner de gras sur le ventre, les seins et les fesses. Et puis, au bout d’un dizaine d’années, quand le corps n’arrive plus à se défendre et n’arrive plus à stocker toutes ces horreurs dans le gras externe, les organes internes sont touchés, et les maladies associées à l’obésité se font sentir.

Nation malbouffe

Dans Fast Food Nation, un livre très bien fait que j’avais dévoré en une traite, Eric Schlosser explique comment l’industrialisation de l’alimentation américaine est allée de pair avec une économie de bas salaires, d’un prolétariat ultra mobile et corvéable à merci, et la construction d’une Amérique inégalitaire où les infrastructures payées par tous sont au service des intérêts de quelques industriels.

Il raconte l’exploitation des adolescents par les chaînes d’alimentation rapide, l’indigence des contrôles d’hygiène, la très très mauvaise qualité des ingrédients utilisés par l’industrie alimentaire, la cruauté envers les animaux et les travailleurs sans papiers (dont les restes peuvent se mélanger dans votre hamburger), mais aussi le mensonge généralisé.

Le premier mensonge est celui de la composition des produits vendus: gras de très mauvaise qualité, graisses trans (désormais interdites dans certains États ou villes), bas morceaux, additifs en tous genre.

Pourtant, le clown inspire confiance...

Pourtant, le clown inspire confiance...

Le plus frappant est celui de l’odeur et du goût: pour cacher que nous bouffons littéralement de la merde, la viande est dotée d’un parfum « viande bien saisie sur le barbeque», les frites pré-cuites sont parfumées aux bonnes-frites-qui-n’existent-plus, la mayonnaise est parfumée au fromage et la bouillie de restes de poulets passés à la centrifugeuse pour augmenter la quantité d’eau est, elle aussi, parfumée au poulet.

Quand à l’umami, ce cinquième goût découvert par les Japonais, celui qui nous fait adorer le poulet frit ou la viande bien saisie, il ne doit rien aux ingrédients ou à la cuisson: il vient d’additifs chimiques destinés à tromper votre palais.

Non seulement on nous vend de la merde dans des jolis emballages, mais on trompe notre instinct et notre odorat.

Une histoire qui traîne beaucoup sur le Net et dans les journaux est celle de cette Américaine qui a laissé traîner dehors un Happy Meal™, ce menu concocté avec amour par McDonald pour les enfants, juste pour voir. Ignoré par les champignons, les bactéries et les insectes, il n’avait pas bougé un an après. Si même les bactéries et les champignons n’en viennent pas à bout, et que les mouches (qui ne sont pas connues pour être de fines bouches) s’en désintéressent, comment peut-on imaginer que notre corps puisse le dégrader pour y trouver les éléments dont il a besoin? Je sais que ça a refroidi beaucoup de parents autour de moi qui ont lu cette histoire.

Empoisonnement collectif planifié

Il suffit de se promener dans n’importe quel supermarché américain, néerlandais ou britannique pour réaliser à quel point la bouffe industrielle domine: il est presque impossible de se concocter un repas avec des produits non transformés exempts d’additifs destinés à tromper vos sens. Manger sainement demande des ressources pécuniaires et organisationnelles que les pauvres ne peuvent pas se permettre.

Cette évolution, on la retrouve désormais dans ma banlieue d’origine: les magasins de primeurs ont fermé depuis longtemps, remplacés par des boutiques télécom, les supermarchés font de plus en plus de place pour les plats préparés par l’industrie alimentaire (avec des marges très intéressantes) au détriment des produits frais non transformés (dont la marge est bien moindre).

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Vendre un poireau à quelques dizaines de centimes pour faire une soupe rapporte énormément moins que vendre un litre de soupe à plusieurs euros, surtout quand elle consiste surtout en de l’amidon, des exhausteurs de goût, des gras de mauvaise qualité et du sel.

Tout à coup, les statistiques des sociologues commencent à faire sens: les sociétés inégalitaires (États-Unis et Royaume-Uni en tête) sont celles où la pauvreté est la plus violente, mais aussi où l’industrie alimentaire a le plus développé d’alimentation à bas prix pour satisfaire les besoins caloriques des plus pauvres. Car leur revenu disponible y est aussi bien moindre que dans les société plus égalitaires.

Les pays européens qui suivent cette pente facile de l’inégalité sont aussi ceux qui sont les plus touchés par l’industrialisation de l’alimentation, réponse économique à la baisse des salaires réels et la violence organisationnelle qui est exercée sur les familles.

Dans une société où les gens n’ont plus beaucoup l’occasion de manger ensemble parce qu’on leur demande d’être flexibles tout en les payant moins, la malbouffe industrielle est une réponse normale.

Manger bouger point FR

Alors quand je vois ces campagnes gouvernementales « manger bouger » après des publicités pour de la malbouffe à la télé, je commence à voir rouge. On laisse les classes moyennes se paupériser, on transforme leurs villes en centres commerciaux vulgaires uniquement accessibles en voiture où la seule nourriture possible est de la merde parfumée, et on nous dit qu’il faut bouger sinon on va tous être gros.

Maintenant qu’on sait que nos corps deviennent obèses parce qu’on nous fait ingérer des produits toxiques, et qu’on mange de la merde car c’est l’organisation optimale si on veut maximiser les profits de quelques uns tout en maintenant les salaires  des autres aussi bas que possible sans que les gens aient faim, ça ne vous fait pas tout drôle d’entendre dire partout que si vous bougiez un peu votre cul vous seriez moins gros?

Ce qui m’énerve encore plus, c’est qu’on sait désormais que le modèle américain de développement est une catastrophe: une nature à bout de souffle, des villes laides où l’on vit mal, des classes moyennes paupérisées qui sont obligées de vivre à crédit parce que travailler ne nourrit plus son homme, et un quasi-monopole de l’alimentation industrielle qui a conduit à une obésité pandémique et une morbidité inconnue jusque là, même chez les enfants.

Donc on sait. Mais rien n’est fait, on continue comme ça.

Tout va bien, le pays se modernise. Vous reprendrez bien un peu notre merde parfumée?

Mais n’oubliez pas de vous bouger le cul, bande de gros paresseux.



> Article initialement publié sur Minorités.org

> Illustrations par Lee Coursey, The Rocketeer, Mustu et Srdjan Stokic sur Flickr

> Légendes par la rédaction

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