La note à l’origine de la politique du chiffre

Le 5 octobre 2011

La politique du chiffre dans la police, calculant à l'avance les coupables à trouver, n'a désormais plus de secret. Elle remonte à une note de 2006 de Nicolas Sarkozy, découverte il y a peu. OWNI la publie en intégralité.

Critiquée depuis des années, la politique du chiffre mise en place par Nicolas Sarkozy lorsqu’il était au ministère de l’Intérieur sera au coeur de la campagne présidentielle. Elle prend en réalité son origine dans un texte cadre, rédigé en 2006, signé de sa main, et qui conditionne aujourd’hui encore tout l’appareil sécuritaire français. La semaine passée, OWNI publiait ainsi des documents internes révélant, au coupable près, les objectifs chiffrés récemment assignés aux policiers de Coulommiers.

En août, Jean-Jacques Urvoas, chargé de la sécurité au parti socialiste, publiait une circulaire de la directrice des affaires criminelles et des grâces du ministère de la justice qui indiquait à ses services qu’ils n’étaient pas obligés de faire du zèle pour inciter les victimes de la délinquance à déposer plainte. Pour mieux atteindre les objectifs chiffrés.

Naissance d’une culture de la performance

Cette politique du chiffre a donc été formalisée le 28 juillet 2006, dans une “instruction relative à l’exercice de l’autorité hiérarchique” signée par Nicolas Sarkozy. Un document longtemps ignoré, dont Le Monde évoquait hier l’existence pour la première fois et qu’OWNI publie en intégralité – voir le document au bas de cet article.

Sous couvert d’”actualiser les règles fondamentales de l’organisation des relations hiérarchiques dans la police nationale“, elle visait à prendre en compte deux “données nouvelles” apparues depuis la précédente circulaire, datant de 1997 :

  • la réforme des corps et carrières, que le syndicat Alliance Police Nationale se vantait d’avoir initiée, et qui visait notamment à renforcer les “capacités managériales” et “moderniser la gestion des ressources humaines
  • L’instauration d’une culture de la performance (c’est le ministère qui passe certains mots en gras, NDLR) avec la mise en place d’un management par objectifs et l’évaluation des résultats“.

Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, rappelle tout d’abord que “l’exercice de l’autorité hiérarchique est un acte de responsabilité individuelle (qui) comporte naturellement une contrepartie : le chef doit toujours assumer l’entière responsabilité des ordres donnés” :

Le supérieur hiérarchique doit, en toutes circonstances, avoir un comportement exemplaire afin d’obtenir l’adhésion sans réserve de ses subordonnés. Cette exemplarité renforce sa crédibilité et la reconnaissance de son autorité.

Chaque policier, à chaque niveau hiérarchique, est également investi d’un devoir de vigilance citoyenne sans faille dans le domaine déontologique.

Or, et comme l’atteste l’enregistrement clandestin effectué par un brigadier-chef convoqué par son commandant pour avoir dénoncé la politique du chiffre, de nombreux policiers, poussés en cela par leur hiérarchie, sont contraints à “faire n’importe quoi, raconter des conneries au magistrat” et flirter avec la loi, voire même s’en affranchir, afin de respecter les objectifs chiffrés de résultat :

Le commandant : Mais je suis désolé ! Avec ce système pervers des IRAS1, on ne peut pas faire autrement ! On ne peut pas ! Si, de temps en temps, vous ne mettez pas un pied à côté (de la loi, NLDR), vous ne faites aucune affaire, ou quasiment aucune.

Le brigadier-chef : Moi, si je peux sortir un papier, voilà, ordre du commandant M., ou du capitaine M., ou de madame B. ou de Brice Hortefeux (à l’époque ministre de l’intérieur – NDLR) ou de qui vous voulez, moi y a aucun problème : moi, on m’a dit, moi, je fais.

Le commandant : Vous savez bien que moi, je ne ferai jamais un ordre écrit comme ça, vous savez bien que la directrice départementale ne fera jamais un ordre écrit comme ça et que le ministre jamais ! Le ministre, quand il y a quelque chose qui ne va pas : “Ah, attention, je suis le garant du bon fonctionnement des institutions, donc ce fonctionnaire a péché, il doit payer”. Et voilà, comment ça se passe.

La performance, “au coeur de la stratégie de la police”

Ces propos résonnent singulièrement avec l’instruction signée Nicolas Sarkozy, qui définit l’”exercice de l’autorité hiérarchique” comme “un acte de management au service de la performance” :

La recherche de la performance est désormais au coeur de la stratégie de la police nationale.

Pour l’autorité hiérarchique responsable d’un service, le pilotage de la performance repose désormais sur une conception stratégique de ses missions (c’est toujours le ministère qui souligne, NDLR).

Dès lors, l’exercice de l’autorité “s’appuie sur une politique déterminée et cohérente de recherche de la performance (…) sous-tendue par une logique de contrôle interne de qualité des processus reposant sur une évaluation et un suivi permanent de l’activité au moyen des outils propres à chaque direction“, allant du Système de traitement des infractions constatées (STIC, qui fiche 5 millions de suspects et 28 millions de victimes, et dont la CNIL n’a de cesse de dénoncer le taux – 83% – d’erreurs) au système GEOPOL de gestion des horaires de la police en passant par la Main courante informatisée (MCI) ou encore l’Application de gestion optimisée des résultats et de l’activité des services (AGORA), “dont la finalité est la constitution d’un registre de courrier judiciaire et la production de statistiques“, “etc…

La “recherche de la performance” passe également par le contrôle de gestion, “indispensable pour évaluer en permanence l’adéquation entre les objectifs fixés et les moyens mis en oeuvre, les confronter aux résultats obtenus, et procéder aux ajustements indispensables“, ainsi que par l’”évaluation individuelle“, qui conditionne “l’avancement, les primes et les témoignages de satisfaction” accordés aux agents “dont le mérite est reconnu“.

“Placer le facteur humain au centre de la réflexion”

Clairement inspirée des techniques de management et de gestion des ressources humaines, l’instruction relative à l’exercice de l’autorité hiérarchique avance également qu’il convient de procéder à une “gestion participative” reposant sur trois piliers : “mobilisation, adhésion, responsabilisation“, de “fixer des objectifs clairs et réalistes à l’issue d’un dialogue au sein du service“, afin de “donner aux agents un sens à leur action en les mobilisant autour d’un projet” :

En plaçant le facteur humain au centre de la réflexion, le management moderne facilite l’épanouissement de chacun dans son travail et permet ainsi d’obtenir une plus grande efficacité individuelle et collective.

A toutes fins utiles, Nicolas Sarkozy rappelle également que “la recherche de la performance doit se réaliser dans le cadre fixé par les règles de droit et du code de déontologie qui régissent le fonctionnement de la police nationale“, et qu’elle se doit de repecter “rigueur et loyauté dans les actes de procédure” :

Dans cette démarche de qualité du service public, le recueil des attentes de la population, l’accueil, l’écoute et la protection des victimes et des témoins sont une priorité de chaque échelon hiérarchique, et de chacun des agents qui doivent utiliser tous les instruments mobilisables pour la plus grande efficacité.

Or, c’est précisément parce que la politique du chiffre l’amenait à mentir sur des actes de procédure, à refuser d’enregistrer des plaintes, à l’empêcher d’aller au contact de victimes avérées, pour aller traquer des suspects potentiels en multipliant les IRAS, que le brigadier-chef va passer en conseil de discipline…

En conclusion, l’instruction relative à l’exercice de l’autorité hiérarchique, qui permit l’”instauration d’une culture de la performance” au sein de la police nationale, avance qu’”une police moderne ne peut remplir ses missions et répondre aux attentes de la population sans un engagement total de sa hiérarchie et une culture de l’exigence” :

La première richesse de la police nationale est dans les femmes et les hommes qui la composent. Le premier devoir de tous ses responsables est de savoir en tirer le meilleur.

En poussant certains de leurs subordonnés à flirter avec l’illégalité, voire à s’affranchir de la loi, pour respecter les quotas et objectifs chiffrés qui leur sont assignés, le ministre de l’Intérieur, les hauts fonctionnaires et gradés sont précisément en train de détruire cette “richesse“.


Illustration CC Flickr tonton copt (cc by nc sa), pelegrino (cc by nc sa), clairity (cc by)

Illustration de Une Marion Boucharlat

Retrouvez le dossier complet :

La politique du chiffre se calcule
Plus la délinquance baisse, plus la violence augmente
Fillon a abrogé la culture du chiffre de Sarkozy #oupas

  1. outil statistique utilisé depuis une dizaine d’années pour faire gonfler les bons résultats de la lutte contre la délinquance, souvent qualifiées de «délit sans victime», car sans plaignant, et dont les trois quarts sont constitués de consommateurs de stupéfiants ou d’étrangers sans papiers, selon Christian Mouhanna, chercheur au CNRS spécialisé dans les questions policières []

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